Les collectivités publiques pos-sèdent des participations dans de nombreuses entreprises juridiquement autonomes. C’est le cas notamment des cantons, dont beaucoup ne se sont dotés des concepts et des bases juridiques nécessaires à leur gestion que récemment. Celle des risques, en particulier, représente un défi majeur, dans la mesure où, pour des raisons politiques, les cantons sont limités dans le choix de leurs stratégies de diversification et de privatisation.

Publiée par Avenir Suisse en 2009, l’étude Les cantons en tant que holding a donné pour la première fois une vue d’ensemble du volume, de la structure et de la gestion des participations cantonales. Fin 2008, le portefeuille consolidé des cantons était constitué de quelque 1000 participations dans des entreprises juridiquement autonomes. Certaines d’entre elles comptant toutefois plus d’un canton parmi leurs propriétaires, le nombre effectif d’entreprises concernées s’élevait à environ 600. Les participations cantonales se répartissaient comme suit:

  • 190 dans les transports publics;
  • 146 dans le secteur financier (principalement banques, assurances et coopératives de crédit et de cautionnement);
  • 102 dans le domaine de l’énergie;
  • 56 dans l’éducation;
  • 42 dans le domaine de la santé (principalement hôpitaux);
  • 447 dans d’autres domaines (principalement agriculture).

Évolution comparée des cours de la Bourse des entreprises liées au réseau d’interconnexion (BKW et Alpiq) et du Swiss Market Index (SMI)

Les cantons sont propriétaires uniques dans environ 8 % des cas et actionnaires majoritaires dans la même proportion. Fin 2007, l’ensemble des participations figurant à leurs bilans représentait quelque 8,3 milliards de francs. Toutefois, leur valeur de marché est selon toute probabilité nettement supérieure, comme le montre l’exemple de la participation du canton de Berne dans BKW FMB Energie SA, une grande entreprise électrique du réseau d’interconnexion suisse (voir graphique 1). Fin 2007, la valeur de marché du paquet d’actions aux mains du canton (53 %) se chiffrait à environ 4 milliards de francs. Fin 2011, elle avait chuté à moins de 1 milliard, sans pour autant affecter les comptes du canton, puisque cette participation n’y est inscrite qu’à hauteur de sa valeur nominale, soit quelque 69 millions de francs.

L’analyse des portefeuilles cantonaux met en évidence deux points importants:

  • La plupart des cantons comptent un nombre très élevé de participations minoritaires. Les possibilités pour l’un d’entre eux d’exercer à lui seul une influence dominante sur les entreprises sont donc limitées. De plus, nombre de petites participations nées pour des raisons historiques ne répondent plus à un réel besoin et ne nécessitent plus de pilotage politique.
  • Rapport entre le total des bilans des banques cantonales (ainsi que des deux grandes banques) et les dépenses consolidées de leur canton (de la Confédération), en %, 2010Les grosses participations exposent aujourd’hui les cantons à des risques financiers croissants, car s’ils recèlent d’importants potentiels de gains, les nouveaux modèles d’affaires et de croissance appliqués sur les marchés libéralisés peuvent aussi entraîner de lourdes pertes. Cela vaut en particulier pour les producteurs d’électricité et les banques cantonales: dans le premier cas, la dévalorisation des actions émises par les entreprises liées au réseau d’interconnexion entre 2008 et 2011 illustre parfaitement les risques que courent les cantons en cas de participations. Quant aux banques cantonales, les différentes mesures d’assainissement et de soutien mises en œuvre pour sauver certaines d’entre elles donnent une idée des risques qu’elles font peser sur les finances publiques (voir graphique 2).

Compte tenu des charges administratives, des possibilités limitées d’exercer une influence ainsi que des risques inhérents aux participations, les cantons se doivent de réexaminer leur portefeuille, sous l’angle aussi bien de sa composition que de sa gestion.

Adopter de nouvelles lois et directives

Au-delà des questions soulevées par le volume des portefeuilles de participations et par les risques qu’ils comportent, l’étude d’Avenir Suisse a mis en évidence le manque de transparence et l’absence d’instruments et processus de gestion des participations. C’est, par exemple, le cas en ce qui concerne l’attribution de responsabilités claires quant à l’organisation de la gestion des participations, la séparation des fonctions de propriétaire et d’acquéreur qui permet de prévenir les conflits d’intérêts, divers instruments de pilotage et de contrôle, ainsi qu’une gestion des risques auxquels les participations exposent les finances publiques. En 2009, seuls les cantons de Vaud et de Zurich disposaient d’une gestion intégrale des risques ainsi que d’une base légale – partielle dans le cas de Zurich – pour la gestion de leurs participations. Elles bénéficient de conditions-cadres dans d’autres cantons, notamment ceux du Jura, d’Argovie et de Lucerne, mais basées sur de simples directives.

Les portefeuilles de participations des cantons n’ont pas connu de changements majeurs à ce jour, mais on n’en a pas moins pris conscience de la nécessité de les gérer de manière systématique. Divers cantons ont donc adopté des lois ou des directives en la matière. La liste ci-dessous – non exhaustive – illustre l’ampleur des réformes en cours:

  • en 2009, le canton de Bâle-Campagne édicte une ordonnance sur le contrôle des participations;
  • en 2010, le canton de Bâle-Ville émet des directives sur la gouvernance des entreprises publiques, qui fixent les modalités de gestion des participations;
  • en 2010 également, le Conseil d’État du canton de Berne approuve un concept global de surveillance et de «controlling» des participations, entreprises et institutions cantonales. Publié sous la forme d’une directive, ce concept fixe le cadre dans lequel doit s’inscrire la gestion des participations;
  • fin 2010, le canton des Grisons édicte une ordonnance sur la mise en œuvre de la gouvernance des entreprises publiques;
  • début 2012, le canton de Lucerne présente un projet de loi sur la normalisation et la mise en œuvre de la gouvernance d’entreprise publique;
  • le canton de Zurich a aussi lancé un projet consacré à la gouvernance des entreprises publiques et à la gestion des participations.

Objectifs et exigences lors de la mise en œuvre

Les lois et les directives adoptées par les cantons poursuivent toute une série d’objectifs. Il s’agit d’abord de créer davantage de transparence sur le volume des participations et de coordonner les objectifs de la politique avec ceux de la propriété et des entreprises. Il y a lieu ensuite d’estimer les risques entrepreneuriaux et financiers et de les réduire au minimum. Enfin, il faut régulièrement réexaminer la nécessité et la structure des engagements cantonaux et assurer que les rapports soient standardisés.

Alors que les objectifs en matière de transparence et de présentation des comptes sont relativement simples à atteindre, ceux relatifs à la gestion des risques et à l’examen périodique des engagements des cantons constituent des défis de taille. Il s’agit, en fin de compte, de savoir si le canton doit ou non posséder des participations et, le cas échéant, dans quelle mesure. Or, pour répondre à cette question, il faut prendre également en considération les intérêts politiques en jeu. Il n’est pas rare en effet que les entreprises publiques soient considérées comme des «bonnes à tout faire». Ainsi, l’engagement de l’État doit non seulement garantir la sécurité de l’approvisionnement et des prix bas, mais encore remplir ses caisses. Dans le même temps, la stratégie entrepreneuriale du canton doit lui permettre d’atteindre les objectifs dévolus aux politiques régionale, industrielle et environnementale.

Dans la pratique, satisfaire des exigences aussi variées et contradictoires n’est guère possible, d’autant que les entreprises publiques opèrent sur des marchés de plus en plus ouverts et concurrentiels. La définition des conditions-cadres, la fixation de la réglementation et même la formation des prix ont de plus en plus lieu au niveau national, si ce n’est international: les cantons y font donc figure d’entreprises comme les autres. Dans ce contexte, le secteur de l’énergie illustre bien combien il est désormais difficile pour les cantons de suivre une politique indépendante en matière, par exemple, d’autosuffisance ou de mutation énergétique. Si une entreprise électrique publique décidait, pour des raisons politiques, de ne miser que sur les énergies renouvelables, il en résulterait une telle hausse des tarifs que ses clients changeraient tout simplement de fournisseur. Et si elle décidait au contraire de construire de nouvelles grandes centrales électriques, la rentabilité de ses investissements ne serait pas mieux assurée, car la faible dynamique conjoncturelle en Europe et la surcapacité du parc électrique maintiennent les prix au plus bas, ne promettant aux producteurs qu’amortissements et pertes.

Distorsion de la concurrence et limites de la gestion des risques

Outre les risques pesant sur les finances publiques, des raisons d’ordre politique prêchent pour un réexamen de la présence des cantons sur les marchés libéralisés. Leur engagement présente en effet des risques de distorsion de la concurrence, sous la forme par exemple d’un traitement préférentiel des entreprises cantonales lors de l’adjudication de marchés publics ou de l’octroi de subventions. S’il entend assurer la fourniture de prestations de base qui, en raison de leur non-rentabilité, ne sont pas spontanément proposées sur le marché libre, l’État devrait acquérir ou financer ces prestations sans influer sur le jeu de la libre concurrence. Il pourrait, par exemple, acheter certaines prestations pour les transports publics de proximité en procédant à des appels d’offres auprès de fournisseurs indépendants. Il est intéressant de souligner que ces réflexions d’ordre politique sont étroitement liées à la question de la gestion des risques. Une réduction des participations cantonales qui toucherait d’abord les marchés soumis à la concurrence profiterait d’ailleurs aux finances publiques, car l’intensification de la concurrence se traduit inévitablement par une augmentation des risques d’entreprise.

Tout bien considéré, la diminution des participations est la stratégie la plus simple et la plus directe de réduction des risques, les cantons pouvant ensuite affecter le produit de la vente des participations à l’achat d’emprunts sûrs ou à la réduction de leur dette. Une autre option consisterait à davantage diversifier les portefeuilles de participations. Dans nombre de cantons, la grande difficulté serait toutefois de trouver des majorités – tant dans les milieux politiques qu’au sein de la population – favorables à la vente d’entreprises publiques comme les entreprises électriques, les banques cantonales ou les hôpitaux. Cette difficulté est un des grands défis que la gestion des risques des cantons est appelée à relever.

Au lieu de restructurer leur portefeuille de participations, les cantons pourraient aussi tenter d’influer directement sur la stratégie des entreprises, de manière à éviter qu’elles n’opèrent des investissements ou n’adoptent des modèles d’affaires trop risqués. Cette approche soulève toutefois d’autres difficultés:

  • Les cantons devraient consacrer d’importantes ressources à l’acquisition du savoir-faire et des compétences internes nécessaires pour évaluer les stratégies des entreprises.
  • Les cantons risquent de porter atteinte à la compétitivité des entreprises. Si leur croissance est systématiquement freinée par des interventions destinées à réduire les risques, les entreprises ne peuvent plus tirer pleinement profit d’économies d’échelle ou d’effets de synergie.
  • Tout canton obligeant ses entreprises à n’opérer que sur le territoire cantonal ou national crée un risque supplémentaire, du fait qu’il les empêche de se diversifier géographiquement.
  • Il est douteux que les cantons parviennent effectivement à influencer la stratégie des entreprises, pour au moins deux raisons: d’une part, leurs directives stratégiques risquent d’être édulcorées par le jeu des intérêts politiques divergents et, d’autre part, les entreprises réussiront dans de nombreux cas à se soustraire à leur influence en invoquant la situation du marché. En Allemagne, par exemple, les entreprises électriques sont parvenues à accroître leur marge de manœuvre et à repousser les attentes politiques au nom de l’intensification de la concurrence.

Privatiser à la faveur d’augmentations de capital

De nombreuses entreprises publiques ont profité jusqu’ici de la position privilégiée qu’elles occupent sur le marché pour des raisons historiques, de libéralisations opérées sans grande conviction ainsi que de la rentabilité des équipements productifs mis en place sous le régime du monopole. Les choses pourraient, cependant, changer dans les années à venir. Il apparaît, par exemple, que d’importants investissements devront être opérés sur le marché de l’électricité, en Suisse comme à l’étranger, en prévision notamment de la sortie du nucléaire. Or, dans nombre de cas, les entreprises publiques ne seront pas à même de financer de tels investissements par leurs propres moyens, ni même avec l’apport de fonds de tiers, de sorte que les cantons pourraient subitement être contraints de mettre des fonds propres supplémentaires à leur disposition. Cela vaut aussi pour le «droit de retour» des centrales hydrauliques: ces prochaines années, les cantons et les communes de montagne auront davantage de possibilités de s’engager directement sur le marché de l’énergie en reprenant les installations dont la concession expire. Il n’en découlera cependant aucune garantie de revenus, car nombre d’entre elles doivent être rénovées, ce qui implique une certaine capacité de financement. Le regard du politique sur les participations de l’État pourrait changer, car ce n’est plus l’«argenterie» que l’on vendrait, mais un achat supplémentaire qu’effectuerait l’acquéreur.

Qui doit assumer les risques d’entreprise?

C’est avec une acuité renouvelée que l’on peut se demander si, dans un tel contexte, les risques d’entreprise doivent être supportés par l’État, autrement dit par les contribuables. En fin de compte, les milieux politiques devront admettre qu’il est inopportun de financer des investissements sur des marchés ouverts à la concurrence en émargeant aux budgets cantonaux. Cela fait peser de graves menaces sur les finances des cantons, surtout si les entreprises publiques profitent de leurs conditions de financement avantageuses pour suivre des stratégies risquées. Il est donc indispensable de changer de système: il est, en effet, plus judicieux que les cantons participent au résultat des entreprises par la perception d’impôts et autres taxes, comme les redevances de concession, et laissent les investisseurs privés de tous bords assumer les risques d’entreprise.

Vous trouverez plus d’information sur ce thème dans l’article «Banques cantonales: un engagement à risque pour les cantons».

Cet article a paru dans «La Vie économique» du 16 juin 2012.