Diplômée en biologie humaine de l’Université de Genève, Claudine Sauvain-Dugerdil s’oriente vers l’anthropologie démographique. Parmi ses intérêts de recherche figurent l’emploi du temps comme mesure du bien-être et les différences de genre dans les trajectoires de vie – fil rouge qui traverse aussi sa contribution sur la classe moyenne au Séminaire romand.

Si l’on prend la peine de s’intéresser à la perception des faits, il convient d’interpeller les valeurs. Qu’est-ce qui fait le bonheur des Suisses, dans une société individualiste? Dans la carte culturelle du monde, selon les études des sociologues politiques Inglehart et Welzel, la Suisse entre dans la catégorie des pays «protestants européens», société sécularisée et aux valeurs individuelles.

Les mêmes données de l’enquête mondiale sur les valeurs montrent aussi que la Suisse fait partie du cercle des États les plus riches et les plus heureux. Depuis les premières enquêtes dans les années 60, les Suisses se déclarent heureux. La prospérité économique semble pallier au mal suisse, tel qu’exprimé par les taux élevés de divorces et de suicides. Malgré la détérioration de la situation économique, des sondages récents montrent que les Suisses continuent à s’estimer heureux. On s’est adapté à la norme et on ne peut que se déclarer heureux. Ainsi se perpétue le mythe du peuple heureux.

Pourtant, on parle aujourd’hui d’un malaise de la «classe moyenne». D’ailleurs, celle-ci existe-t-elle véritablement? Lui donner un statut semble bien relatif. Un arbitraire existe dans les limites même de la classe moyenne. Par exemple, des représentations telles que la perception de la vieillesse, le niveau de formation ou les modèles de familles ont changé la donne. Le rattrapage des femmes en matière d’éducation, les coûts grandissants pour les jeunes familles aboutissent à de nouvelles complexités.

Dès lors, la notion de bonheur se relativise, s’individualise. L’individu est au centre. Pour l’analyser, il faut poser les bonnes questions et avoir les bonnes données pour mettre en lumière les inégalités de qualité de vie au quotidien. Ainsi, par exemple, la compréhension fine des inégalités hommes/femmes peut être fournie par l’examen de leur temps de loisir. Les progrès vers l’égalité en termes de temps total de travail (domestique et professionnel) des jeunes parents cachent en effet des inégalités plus subtiles de répartition des tâches les jours de congé. Une enquête récente montre que les jeunes pères et mères consacrent beaucoup de temps à l’enfant le jour de congé, mais c’est la mère qui assume la plus grande part des soins de base. D’autre part, la mère a moins de temps pour elle, une partie de ses loisirs étant réalisée avec l’enfant.

Ces exemples soulignent que les inégalités sont souvent moins visibles, mais que, dans un contexte de perception plus individualisée du bonheur, elles contribuent à lézarder le mythe du peuple heureux.