Les citoyens de la Ville de Zurich ont certes plébiscité les objectifs de la société à 2000 watts en 2008. Cependant, au-delà des déclarations d’intention, leur mise en œuvre peine à s’imposer dans nos sociétés – comme le souligne le rejet de prescriptions contraignantes dans les cantons de Berne, Neuchâtel et Fribourg. Cela n’a pas découragé les tenants d’un virage radical.

C’est pourquoi l’administration de la Ville de Zurich élabore maintenant des lignes directrices s’inspirant du concept de sobriété (1). Dans cette vision d’un monde frugal, les limites de la croissance sont déjà atteintes: il faut viser la «consommation à plus large échelle» en fixant des objectifs opportunément réduits (2). La notion d’abstinence revient aussi fréquemment dans un discours qui attache une connotation négative au bien-être matériel en général.

En Suisse, l’idée de sobriété imprègne notamment les visions urbanistiques préconisant une réduction des consommations d’énergie, de ressources et de surfaces. Quand bien même la consommation de surface de logement n’est pas excessive dans notre pays en comparaison des 35 membres de l’OCDE: avec une moyenne de 1.8 chambre par habitant, la Suisse se classe en effet au 14e rang (3). Mais dans l’optique sobre, c’est encore trop. Dans l’étude de la Ville de Zurich mentionnée ci-dessus, des scénarios impliquant une réduction de 30% de la surface de logement par personne sont envisagés.

Réduire les surfaces de logement a aussi un prix

Une telle modération réduirait évidemment la consommation d’énergie. En matière de bien-être, elle s’accompagnerait en revanche d’importants déficits, que l’étude passe sous silence. Le prix élevé des loyers indique précisément la très haute valeur que les habitants accordent à l’espace résidentiel en milieu urbain. Pour eux, le renoncement à des surfaces de logement n’est donc pas gratuit. II entraîne des coûts d’opportunité – liés à la privation de l’usage que les habitants tireraient d’appartements plus grands. Bien que difficiles à déceler, les coûts d’opportunité n’en sont pas moins réels. A Zurich, le montant prêt à être investi dans 1 mètre carré d’espace résidentiel supplémentaire s’élève actuellement à plus de 300 francs par an. Ainsi, une réduction ne serait-ce que de 10% de la surface occupée par ménage (soit 6 mètres carrés en moyenne) se traduirait par des coûts d’opportunité récurrents d’au moins 125 millions de francs chaque année.

Les tenants de la sobriété prétendent néanmoins que les renoncements préconisés n’auraient aucune incidence sur la qualité de vie des citadins. Et de citer des projets coopératifs témoins, dont les habitants se convertissent avec enthousiasme à la cause. Ils omettent de préciser que de telles opérations doivent avant tout leur succès à des loyers bas, notamment rendus possibles par la cession avantageuse de droits à bâtir – et qu’elles sont donc en dernière analyse portées par le reste des contribuables.

Enfin, l’influence des prix en tant que mécanisme incitatif demeure complètement ignorée. Le niveau élevé des loyers et des prix du terrain pousse en effet déjà à réduire la consommation de surfaces de logement et à ménager la ressource limitée qu’est le sol. Donc prétendre qu’en raison justement de la cherté de Zurich, les incitations à une réduction des surfaces feraient largement défaut sur le marché immobilier privé apparaît comme carrément absurde (4).

Commencer par abolir les distorsions de marché avant de taxer

Notre critique de la sobriété n’implique pas de récuser toute action de l’Etat et des villes sur les enjeux climatiques. Le pilotage des pouvoirs publics est en effet bienvenu – pour autant qu’il ne s’attache pas à réduire, mais à améliorer la consommation. II s’agit d’abord d’attirer l’attention sur les schémas de comportement indésirables, précisément induits par des politiques jugées vertueuses, afin de les corriger. On constate ainsi que l’extension générale du réseau des routes nationales et l’important subventionnement des transports publics jouent un rôle majeur dans le mitage du territoire. L’éparpillement de l’urbanisation allonge les trajets pendulaires et accroît la mobilité, ce qui incite à leur tour des communes et des cantons périphériques à s’engager dans des investissements d’infrastructure supplémentaires – sans plus d’égards pour les coûts environnementaux.

Dans le cas des transports publics, ce gaspillage n’est pas seulement favorisé par les prix, mais aussi par les structures tarifaires. Ainsi, l’abonnement général ramène le coût d’une course supplémentaire à zéro. L’abolition de la déduction fiscale des frais de transport motiverait également les pendulaires à se rapprocher de leur lieu de travail et accélérerait la densification des centres urbains.

Mais quels seraient les impacts réels de ces corrections? Les chocs pétroliers des années 1970 livrent d’utiles enseignements sur la probable réaction des ménages à une majoration des prix de l’énergie. Les spécialistes de l’économie urbaine s’accordent pour dire que le quasi-triplement du prix de l’essence à cette époque n’a incité que peu de ménages à déménager plus près du centre-ville. Dans nombre d’agglomérations, les années 1970 ont au contraire été marquées par une véritable désertion des centres au profit de la périphérie.

Si les incitations évoquées ci-dessus s’avéraient dès lors insuffisantes, un impôt énergétique global (frappant notamment les carburants) pourrait constituer une mesure efficace. Une taxe incitative force les pollueurs à assumer directement les coûts de leurs activités. A l’inverse d’une abstinence forcée, cette option a le mérite d’intégrer les coûts du changement: ceux qui sont aisément en mesure de s’adapter à la nouvelle donne le feront plus tôt.

Miser sur la croissance verte

En dernière analyse, l’accent mis sur le renoncement et l’abstinence s’avère même contre-productif d’un point de vue environnemental, car il fait fi de la capacité contributive de la croissance économique pour alléger les retombées du changement climatique. Grâce au progrès technique, la création de valeur et la consommation d’énergie sont depuis longtemps découplées dans notre pays. Ainsi, la valeur des biens et services aujourd’hui produits en Suisse est d’un bon tiers plus élevée qu’il y a 25 ans, alors que les émissions de CO2 n’ont pas augmenté.

Dans les villes portées par une croissance dynamique, la construction est en général plus active que dans des zones en déclin, où les propriétaires immobiliers ne sont guère incités à investir dans de nouveaux bâtiments énergétiquement performants. Or la construction à neuf est souvent synonyme de densification urbaine. Une étude menée dans le canton de Zurich démontre en effet que l’impact de la densification sur les indices climatiques pertinents peut même s’avérer supérieur à celui de la qualité du parc immobilier (5). Il en résulte que la densification de toutes les zones urbanisées du canton, ne serait-ce qu’au coefficient relativement modeste de la ville de Winterthour – sans assainissement concomitant des bâtiments – suffirait à réduire les émissions de CO2 de plus de 20%. Autrement dit, une réforme de toutes les lois et prescriptions qui font obstacle à la densification (telle que préconisée par Avenir Suisse dès 2007 dans la publication «Städtische Dichte» (6)) serait plus opportune qu’une grossière limitation de la surface de logement par tête.

Ceux qui pensent répondre à des enjeux de politique environnementale globaux par le frein à la consommation et l’austérité entretiennent une vision pessimiste de la société et sous-estiment l’influence du progrès technique et de l’aisance matérielle sur notre qualité de vie. Leur augmentation au cours des dernières années est en particulier corroborée par la hausse des prix de l’immobilier et la forte migration vers les centres urbains. La restriction du potentiel d’innovation portée par nos collectivités urbaines libérales ne saurait contribuer à résoudre les défis climatiques.

Annotations:

1 Amt für Hochbauten der Stadt Zürich: Grundlagen zu einem Suffizienzpfad Energie. Zürich 2012

2 Peter Hennicke: Ressourcen und Klimaschutz: Ökologischer Imperativ und ökonomischer Megatrend? Wuppertal 2010

3 OECD: Better Life Index. Paris, 2013. www.oecdbetterlifeindex. org/topics/housing/

4 K. Pfäffli, A. Aumann, H. Gugerli: Suffizienzpfad Energie. TEC21 17/2013

5 Andika Willyanto: Was macht eine Gemeinde energieeffizient? Universität Zürich, 2012

6 V. M. Lampugnani, Th. Keller, K. Thomas, B. Buser (Hrsg.): Städtische Dichte. Avenir Suisse, Zürich 2007

Cet article est paru dans «Tracés» 06/2013