Si la démocratie directe donne des droits d’initiative et de référendum aux citoyens pour l’élaboration du code et des lois, dans la participation«augmentée», il est plutôt question de droits nouveaux bâtis sur les données publiques des administrations.

En quelque sorte, il s’agit pour les citoyens, les entreprises et les institutions de la société civile (associations, ONG, syndicats, etc.) de participer à l’élaboration de nouvelles données/informations et de nouveaux services pour un bien commun en constitution. Basé sur une ouverture des données publiques (voir encadré «Open Data»), les «gens ordinaires» pourront agrandir et approfondir le champ du bien commun. Donnons quelques exemples pour y voir plus clair.

1. À San Francisco, le système du trafic routier, souvent congestionné, reçoit chaque jour près de 60 millions d’informations en temps réel, données par des capteurs spécifiques et des appels provenant des smartphones d’individus. «Google Maps» offre, par exemple, cette couche d’information au sujet du trafic sur ses cartes pour tous les intemautes depuis environ deux ans. Cette gestion participative permet à la fois de pallier les coûts d’un système qui, sans la participation volontaire des citoyens, serait totalement hors de portée des pouvoirs publics, mais autorise également une plus grande fiabilité du système au profit de tous. Cette combinaison d’informations privées/publiques tend à se généraliser dans d’autres mégapoles telles que New York, Londres, etc.

2. À Washington DC, un programme de la municipalité a vu le jour, connu sous le nom de «Apps for Democracy», qui est en fait un appel à la collaboration pour le développement d’applications (apps) informatiques sur Internet afin de rendre la participation des citoyens plus réelle et constructive. Cette initiative a connu un très large succès. Plus de 50 applications sont aujourd’hui disponibles pour l’ensemble de la communauté urbaine. Une application qui a eu un retentissement certain sur les habitants de la ville est «iLive.at». Celle-ci permet, en donnant simplement une adresse, de produire, d’une part, une carte regroupant les services existant à proximité (bars, commerces, offices postaux, bureaux administratifs, etc.) et, de l’autre, de montrer les statistiques démographiques, économiques et sociales du quartier. Cette application offre aussi la possibilité de trouver les bons plans, les coins à éviter et toutes sortes d’aides concrètes allant des horaires d’ouvertures des cafés et restaurants jusqu’aux promotions pour le shopping.

3. Le gouvernement britannique, lors du lancement de son projet «Big Society» en 2010, s’est largement inspiré dans ses propositions d’un appel aux citoyens pour qu’ils lui soumettent des idées d’amélioration de la gouvernance. Plusieurs milliers de propositions lui ont été ainsi adressées. Cette forme nouvelle de gouvernement ouvert et prêt à tester les idées de ses citoyens avait déjà largement été initiée par «MySociety», une association de démocratie online, qui s’est donné la mission de fournir des outils sociaux avec un impact sur le monde offline. Le projet «FixMyStreet» est, par exemple, l’une d’entre elles. Cette approche a connu un réel succès. Elle combine la géolocalisation, les images et les mises à jour par les citoyens, qui peuvent ainsi rapporter facilement et rapidement les éventuels nids-de-poule, graffitis, éclairages défectueux ou toute autre anomalie à leurs autorités locales.

4. Un sondage augmenté sur le chômage des jeunes a été effectué en France par OWNI, le célèbre site de «digital journalism», avec l’appui officiel de l’IFOP, le spécialiste français de la statistique et du sondage. Cette enquête a été réalisée grâce à une application Web permettant non seulement de répondre aux questions, mais aussi de comparer les résultats et de les partager en temps réel sans attendre l’avis des experts.

5. Dans la même optique, l’EPFL et la Fondation pour Genève ont lancé, en 2009, «CityRank», qui est une première dans le domaine des comparaisons internationales, appelées «benchmarking» chez les anglo-saxons. Celleci concerne les villes globales et l’application Internet donnant le pouvoir à chaque citoyen pour effectuer et pondérer ses propres recherches statistiques.

6.- Un exemple suisse concret est celui proposé par la ville d’Yverdon-les-Bains avec «Signalez-nous!» Elle permet la participation augmentée à ses citoyens en leur demandant de remonter aux services techniques communaux les luminaires publics défectueux ou les problèmes matériels des places de jeux. Les techniciens municipaux sont alors en charge d’effectuer la réparation pour corriger le problème et de mettre à jour le signalement pour avertir le citoyen. La visibilité globale sur une carte du site Web de la ville permet ainsi d’éviter les remontées consécutives pour un même problème déjà identifié. Les retours des habitants sont aujourd’hui extrêmement positifs. Des expériences comme celles-ci existent par milliers. Certaines ont déjà marqué l’histoire du participatif comme la «Craiglist», le site de petites annonces le plus consulté aux USA, ou des fonds de cartes «Google Maps», que nous avons déjà évoqué. Elles procèdent toutes de l’usage de la technique du «mash-up», à savoir la possibilité d’utiliser une base de données publiques ou privées afin d’ajouter en quelque sorte par-dessus une application spécifique propre aux initiants. Chacun d’entre nous a déjà pu expérimenter l’usage des cartes Google pour la recherche d’une adresse, d’un hôtel ou d’un lieu à découvrir.

Un rapport récent sur la participation augmentée, effectué par l’Observatoire technologique du canton de Genève, donne un large panel d’autres exemples sur le sujet et montre clairement les opportunités pour les administrations publiques. Demain, les perspectives de cette technique apparaîtront de façon massive dès lors que les pouvoirs publics auront mis librement à disposition les immenses bases de données qu’ils ont entre leurs mains concernant l’aménagement du territoire, les routes, les forêts, les écoles, la population, les entreprises, les constructions, etc. En Suisse, le Gouvernement fédéral réfléchit au concept de «Open Government» qui facilitera cette participation «augmentée». Beaucoup d’obstacles, notamment juridiques, doivent cependant encore être levés. L’approche pour l’heure semble plutôt se diriger vers l’encouragement à la création d’expériences spécifiques réalisées localement sous l’impulsion de citoyens et de fonctionnaires motivés. En quelque sorte, la tendance est de privilégier l’accumulation de pratiques et de compétences plutôt que la définition a priori d’un grand plan d’exécution. C’est tant mieux. En effet, les progrès obtenus dans ce domaine sont immenses et personne aujourd’hui ne peut prévoir jusqu’où la technique autorisera les avancées participatives. On peut cependant anticiper le futur à travers quelques pistes.

D’abord, la géolocalisation constitue le champ le plus prometteur dans l’immédiat, avec non seulement d’énormes bases de données, mais également avec l’usage toujours plus accru de la technologie des snnartphones ouvrant des perspectives d’applications immenses. Ensuite, l’information partagée en réseau permet, entre autres, aux citoyens de donner leurs avis collectivement ou de résoudre ensemble des problèmes graves et importants, comme l’enlèvement d’enfants. Ces pratiques conduisent naturellement à la construction de nouveaux biens communs. L’un des exemples les plus élaborés de cette génération spontanée pour la création de nouveaux biens communs est «eBird». En effet, en alliant l’observation individuelle des migrations d’oiseaux, ce site permet de collecter en temps réel des millions de données et de brosser un tableau extraordinairement précis du comportement migratoire des oiseaux sur toute la planète. Ce résultat n’aurait jamais pu être ni mis en oeuvre, ni exploité, ni même financé par les pouvoirs publics.

Le concept de «Open Data» est une pratique qui rend libre l’accès et l’usage de données au public. Ces données sont régies par un cadre légal souvent proche des «Creative Commons» et plus flexible que le classique «Copyright» ou droit d’auteur. Il traduit une réelle volonté d’ouvrir des bases de données pour de nouveaux usages. Même si le terme ou la pratique sont anciens, notamment dans le monde scientifique, où l’on partageait volontiers les données statistiques, Internet a remis ce principe sur le devant de la scène: les organisations comme les pouvoirs publics sont aujourd’hui fortement sollicitées pour rendre plus accessible l’usage de ces immenses bases de données. Ces données récoltées, que les institutions possèdent mais qui finalement ne leur appartiennent pas, sont restituées dans une optique d’ouverture au bien commun. Il s’agit donc souvent d’un «second» usage de bases de données existantes. Des projets comme «Data.gov», du gouvernement américain ou le «Data.gov.uk» britannique montrent le chemin à suivre. La Suisse ainsi que l’Europe continentale sont, dans ce domaine, très en retard. Le Parlement européen et la Commission ont promulgué la directive du 17 novembre 2003 concernant la réutilisation des informations du secteur public. Celle-ci demande aux organismes publics de mettre à disposition de façon réutilisable leurs informations aux autres administrations et aux citoyens. Son application reste encore sous-exploitée, car les organismes publics se montrent souvent réticents. Cependant, on voit émerger un peu partout dans le monde des exemples tels que «Open Street Map», qui récolte morceau par morceau (à ce jour seul moyen légal d’opérer) des brides de cadastre informatisé pour les recomposer avec des enregistrements individuels de type GPS permettant de fournir une cartographie globale. Ce travail participatif élaboré montre qu’un mouvement croissant de «crowdsourcing» et de participatif «augmenté» a lieu. L’exemple frappant de cette nouvelle pratique est apparu dans la gestion de la crise en Haiti. En effet, les organisations d’aides humanitaires n’avaient plus de repères puisque le territoire et ses infrastructures avaient été dévastés par le séisme. Réalisé par tous les citoyens et les internautes du monde entier, ce projet participatif a permis de créer un impact au moins aussi concret et direct que le système de don classique. En Suisse, l’Open Data est embryonnaire. Cependant, la question des données publiques et de leur usage libre commence à être considérée comme un nouveau droit fondamental du citoyen. La «Open Knowledge Foundation» milite en ce sens dans le monde entier. Toujours est-il que l’on peut dès aujourd’hui considérer les principes et les pratiques de l’Open Data comme le fondement même d’un nouveau concept de bien commun qui sera un des éléments de base de la nouvelle gouvernance locale et globale.