Le législateur légifère. Il a donc naturellement tendance à édicter des lois, à restreindre des libertés et à réguler des comportements. Cependant, il lui arrive aussi de déréguler. Ces dernières décennies, nous avons assisté en Suisse, notamment sous la pression du marché européen, à la dérégulation partielle du marché des télécommunications, de l’électricité, de la poste, de la circulation des capitaux, des travailleurs, etc. Ce mouvement d’aller-retour des régulateurs provoque à chaque fois une remise en question des rapports de force sociétaux et donc une redistribution des parts de marché pour les acteurs économiques. Ainsi, parfois, un monopole doit laisser la place à la concurrence et des entreprises se trouvent en situation délicate. Le législateur détient ainsi une grande part de responsabilité quant au fonctionnement des marchés et de nos libertés. C’est évident. Ce qui l’est moins, c’est lorsqu’une nouvelle technologie émerge et provoque une profonde perturbation des équilibres antérieurs. Prenons l’exemple d’internet et, plus particulièrement, du e-commerce pour illustrer notre propos. Tout le monde a pu observer comment il a bouleversé la distribution des livres, entraînant des difficultés bien réelles pour les libraires, comment le e-ticket des transporteurs aériens a perturbé le travail des agences de voyage, comment le e-banking a fait baisser le nombre des caissiers, comment le e-shopping a réorienté le commerce, etc. Nous assistons à une destruction/construction créatrice, principe si cher à l’économiste Joseph Schumpeter. En un sens – et particulièrement pour le consommateur – de nouveaux champs de liberté s’ouvrent et procurent une augmentation des choix. Mais la technologie apporte aussi son lot de contraintes, comme la nécessité absolue pour tous de posséder et de maîtriser les pratiques internet. La technologie, comme la régulation, bouscule les anciennes habitudes mais ne diminue pas forcément le stock de liberté à notre disposition; elles peut aussi l’augmenter. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’elle a tendance à nous forcer à nous réorganiser. Ainsi, la liberté apparaît plus comme une quête que comme une disposition naturelle donnée par les conditions cadre de la régulation et de l’évolution technologique. Il s’agit toujours de la conquérir.

La donne des médias sociaux

Prenons un autre exemple de mutation profonde, induite elle aussi par internet, et qui renforce la nécessité d’adaptation. Encore récemment, les médias avaient le quasi-monopole de l’information. On parlait de l’asymétrie de l’information pour désigner cet état de fait. De cette asymétrie les médias tiraient pouvoir et profit. Mais aujourd’hui chaque citoyen, chaque consommateur peut librement, instantanément, globalement et, en général, gratuitement avoir accès aux mêmes sources d’information. Les consommacteurs en ont largement profité et sont devenus acteurs de blogs ou de réseaux sociaux, ces fameux médias sociaux. Leur liberté s’est étendue. Les entreprises, qui avaient déjà souvent des difficultés de communication avec les médias, se sont trouvées face à une inconnue de taille: le comportement imprévisible des médias sociaux. Leur liberté d’action paraît s’être sérieusement réduite. Cette situation peut perdurer tant qu’elles n’auront pas maîtrisé cette nouvelle donne et qu’elles n’auront pas su tirer avantage du bouleversement.

Changement permanent

Ce ne sont ni les changements de régulation, ni le développement des nouvelles technologies qui sont au cœur du problème des entreprises, mais bien leur capacité d’anticipation et de mise à profit rapide du changement. Trop de régulation et trop de technologie peuvent mettre en péril des activités économiques, mais l’absence d’adaptation et de réponse active est encore plus dangereuse pour les entreprises. C’est là que réside sans doute la principale caractéristique de notre temps: le changement est devenu permanent, ou, en d’autres termes, le changement est devenu une constante. Pour affiner notre propos, voici quelques exemples de situations qui obligeront les entreprises à se réorganiser en partie. L’intuitif est le mode de fonctionnement de la jeunesse. Comment cela va-t-il affecter les affaires et, plus particulièrement, les modes d’emploi des produits et des services? Les processus d’innovation se sont élargis aux clients. Comment co-créer avec eux? Le travail et la vie privée: comment organiser les nouvelles relations de travail? La culture occidentale va devoir de plus en plus cohabiter avec les autres (Chine, Inde, Brésil, Moyen-Orient, etc.). Comment les Occidentaux vont-ils s’adapter? Le principe du «end to end» propre à internet s’étend à toute l’économie. Comment faire monter le client dans la chaîne de valeur? Le tissu social évolue rapidement, notamment avec l’apparition de nouvelles classes comme les bobos, les DINK (acronyme de dual income, no kids – ndlr), la génération Y (les personnes nées entre la fin des années septante et le milieu des années quatre-vingts – ndlr), les créatifs, le quatrième âge, etc. Comment les entreprises doivent-elles faire évoluer leurs produits et leurs services? Cette courte liste est loin d’être exhaustive mais représente déjà une menace pour l’activité de chaque entreprise, aussi petite soit-elle. En effet, l’adaptation demande toujours beaucoup d’efforts, de temps et d’investissements. C’est pourquoi les entreprises devront acquérir un nouveau réflexe: celui du changement constant. Il y a gros à parier que l’on assistera à la généralisation du rôle de CCO (Chief Change Officer), qui devra veiller à ce que tout changement se fasse de manière multidimensionnelle et réaliste au sein de l’entreprise. Son action permettrait d’avoir une organisation claire, cohérente et alignée sur les objectifs de l’entreprise dans cette période de grande mutation, donc d’incertitude. Avant que cela se mette en place, il serait bon que les chefs d’entreprise l’entrevoient comme une chance et non comme une contrainte, car le changement autorise la reconstruction ou la construction de marchés nouveaux et donc aussi la possibilité d’exploiter de nouvelles libertés pour eux-mêmes ou pour leurs clients. C’est ce que nous avons souhaité démontrer dans cet article: «La liberté est une conquête qui passe par la destruction/construction» et il serait erroné de croire simplement que la liberté, les libertés, sont issues d’une absence ou d’une diminution de régulation, car alors ce concept serait réduit à une figure inversée de la contrainte et de la régulation. Non, la liberté est véritablement une entreprise de conquête propre à dépasser, voire à surpasser l’ensemble des contraintes.