Apprentissage dans une boulangerie

En Suisse, un apprentissage de boulanger-pâtissier dure trois ans; aux États-Unis, la formation est de trois mois. La durée jugée adéquate pour un apprentissage dépend de représentations culturelles, ce qui limite l’exportation d’un tel type de formation. (Image: Fotolia)

Dans les pays d’Europe du Sud, les marchés du travail vont ressentir pendant longtemps encore les effets de la crise de la dette publique; le chômage y reste le mal le plus profond. Les jeunes sont les premiers concernés. Nul besoin de regarder uniquement du côté de l’Espagne: près de la moitié des Italiens qui ont moins de 24 ans et qui ne sont pas en formation se retrouvent sans travail malgré eux. En France, un jeune sur quatre est dans cette situation.

En Suisse, au contraire, la situation semble paradisiaque. Le taux de chômage général, tout comme celui des jeunes, est bas. Ce contraste frappant avec les autres pays s’explique certes par le niveau élevé de réglementation en Suisse, mais aussi et surtout par le système éducatif: la formation professionnelle duale, qui est communément admirée, s’enracine dans le marché du travail et est considérée comme favorisant l’intégration, en particulier pour les jeunes qui ont le plus de difficultés scolaires. Cette force de socialisation que déploie l’apprentissage est au bout du compte la raison pour laquelle les vagues d’immigrés en provenance des Balkans n’ont pas débouché sur des banlieues à la française. Les jeunes qui obtiennent de très bons résultats scolaires sont eux aussi séduits par l’apprentissage et le considèrent comme une base solide pour leur carrière. L’introduction de la maturité professionnelle et des hautes écoles spécialisées a été une mesure pertinente et centrale pour conférer à ce type de formation le prestige nécessaire. De plus, l’apprentissage a été un élément clé pour permettre à la Suisse de continuer à s’appuyer sur une industrie forte, malgré la tertiarisation.

Cependant, la fierté que l’apprentissage inspire avec raison dans le pays et l’admiration qu’il suscite à l’étranger mènent à une certaine idéalisation. Or, le tableau n’est pas si rose. Ainsi, ces vingt dernières années, un fossé s’est creusé entre le marché des places d’apprentissage et celui du travail. Dans le secteur des services, l’offre en places d’apprentissage est trop faible par rapport aux besoins du marché du travail. C’est clairement le cas dans les secteurs de la finance, des services modernes et des industries créatives. Toutefois, les métiers industriels qui demandent des qualifications élevées sont eux aussi en partie touchés. De plus, la moitié des diplômés change de métier, souvent juste après la fin de leur apprentissage. C’est grâce à la flexibilité du marché du travail que cette réorientation s’effectue sans faire de bruit. En d’autres mots: un salaire minimum (fixé à un niveau trop élevé) confinerait les jeunes qui changent de profession.

L’apprentissage est aussi un business. En effet, il s’agit d’une option rentable pour les entreprises, y compris, généralement, durant la phase de formation des apprentis. Cela n’a rien de scandaleux, au contraire: c’est la preuve que les jeunes sont productifs de façon très précoce. Cependant, cette mentalité axée sur la rentabilité, qu’encourage l’État et qu’adoptent de nombreuses sociétés formatrices, limite également la marge de manœuvre pour lancer des réformes. Tout développement du volet scolaire (qui favoriserait par exemple une langue étrangère) se heurte à l’opposition des entreprises, car la situation serait moins rentable pour elles. C’est pour cette même raison que des employeurs continuent à refuser à leurs apprentis une maturité professionnelle. Même l’adaptation et l’élargissement de l’offre en matière de métiers (on compte près de 220 professions qui passent par un apprentissage) échouent face aux exigences de profits à court terme.

Lors d’un congrès international sur la formation professionnelle qui s’est tenu à Berne, un célèbre économiste américain spécialisé dans les questions de formation a commencé son discours d’ouverture en affirmant que, personnellement, il ne comprenait pas pourquoi trois ans étaient nécessaires pour devenir boulanger, alors qu’aux États-Unis, trois mois suffisaient. À cette remarque vexante, les participants suisses ont manifesté leur mécontentement, une réaction qui a suscité l’incompréhension du professeur. L’incident a alimenté les conversations durant les pauses du début à la fin de la manifestation. Cette anecdote montre deux choses. Premièrement, il n’est pas facile, en Suisse, de débattre ouvertement de l’apprentissage. Deuxièmement, la façon dont les systèmes éducatifs sont perçus est très fortement marquée culturellement. Or, les cultures ne changent pas du jour au lendemain, ce qui limite une éventuelle exportation de l’apprentissage dans les pays qui rencontrent des difficultés économiques. Il vaudrait probablement mieux former de jeunes étrangers en Suisse. Cependant, il faudrait alors une forme d’apprentissage intervenant à un stade plus avancé qu’actuellement, car l’on n’est pas encore mobile à 16 ans, l’âge auquel on commence généralement la formation, et les jeunes des pays d’Europe du Sud vont pour la plupart à l’école plus longtemps qu’en Suisse.

L’apprentissage est un pilier du système éducatif. Sa viabilité dépend de s’il peut continuer à être idéal, sans être idéalisé.

Cet article a paru dans le magazine «Schweizer Monat» le 01.09.2014.