Avenir Suisse et la CCIG organisaient le premier décembre un séminaire sur le thème de «L’imposition du capital pour les entrepreneurs». Le constat fiscal est lourd. L’imposition sur la fortune, que la Suisse est l’un des derniers pays à maintenir, est décourageante et contre-productive, car elle alourdit massivement la charge fiscale personnelle des entrepreneurs résidents. Dans un contexte de concurrence fiscale internationale acharnée, ces derniers ont besoin de solutions fiscales ne pénalisant par leur activité et leur motivation de rester actifs à long terme.

Les véritables entrepreneurs lourdement pénalisés

C’est une forme de double imposition «au carré» qui pèse sur les véritables entrepreneurs, c’est-à-dire les actionnaires et propriétaires de sociétés eux-mêmes actifs dans leur entreprise. Un élément de patrimoine peut être imposé quatre fois: au niveau de l’entreprise (par l’imposition du bénéfice de la société et celle de son capital), puis au niveau de l’entrepreneur à titre personnel (par l’imposition des dividendes perçus, et par l’imposition de la fortune, dont fait partie la valeur de l’entreprise). S’y ajoute encore l’imposition du revenu (pour le salaire que touche l’entrepreneur).

Le cumul des charges fiscales est tellement lourd qu’il peut arriver qu’un entrepreneur propriétaire soit contraint de payer globalement un montant d’impôt supérieur au cumul de son salaire et de ses dividendes. Le cas sera de moins en moins rare en cette période de taux d’intérêt quasi nuls, car les rendements de la fortune ne suffisent plus pour générer une «marge» qui permettrait de payer l’impôt sur la fortune.

Le piège fiscal vaut pour tous les entrepreneurs, grands ou petits, jeunes pousses ou entreprises confirmées. En effet, plus l’entreprise va bien (notamment en réalisant un bénéfice important), plus sa valorisation fiscale va augmenter, alourdissant la facture de l’impôt sur la fortune. Or, cette augmentation de valeur n’est que virtuelle, tant que l’entrepreneur exploite son entreprise et en conserve la propriété. Les propriétaires familiaux de grandes entreprises privées (par exemple Patek Philippe ou Kudelski) ont donc bien du mérite de rester domiciliés en Suisse et d’y maintenir des emplois, alors que leur charge fiscale personnelle serait infiniment moindre s’ils s’établissaient à l’étranger.

L’enfer fiscal des start-up

Le problème est encore pire pour les start-up: certaines d’entre elles, considérées comme prometteuses, trouvent des investisseurs pour des montants importants, alors même qu’elles n’ont encore quasiment pas de chiffre d’affaires et réalisé aucun bénéfice. Pourtant, certains fiscs cantonaux taxent le fondateur de la start-up en valorisant sa société à la valeur de souscription des investisseurs. Par exemple: une start-up ayant réussi à attirer 1 million de francs d’investissement pour 10% de son capital sera valorisée à 10 millions à 100%. Impossible pour le fondateur de payer l’impôt sur la fortune pour un montant aussi élevé. Pour payer ses impôts, il sera donc contraint de s’endetter personnellement ou de vendre des parts supplémentaires; ou alors, pour y échapper, de partir à l’étranger.

La Suisse pourrait s’inspirer de la France

Le système fiscal suisse est donc ainsi conçu qu’il encourage l’entrepreneur à vendre sa société (large exonération des gains en capital), plutôt qu’à en poursuivre l’exploitation à long terme, notamment pour la transmettre à la génération suivante. C’est en particulier l’imposition sur la fortune qui pénalise de manière excessive l’entrepreneuriat. Il devrait donc être abrogé, ainsi que l’ont fait de très nombreux pays durant les 20 dernières années. Au sein de l’OCDE, seuls 4 pays pratiquent encore une imposition sur la fortune: la Suisse, la Norvège, l’Espagne (réintroduction en 2015) et la France. Dans ce dernier pays, enfer fiscal bien connu, il faut néanmoins saluer la solution retenue pour les entrepreneurs: le patrimoine immobilisé par un entrepreneur actif dans son entreprise (l’«outil de travail») est exonéré de l’impôt français sur la fortune. Pour une fois, la Suisse pourrait s’en inspirer.

Des remèdes sont indispensables pour éviter le découragement ou la fuite des entrepreneurs de ce pays. Le minimum est d’éviter le pire, en se gardant d’ajouter à la lourde charge fiscale actuelle de nouveaux impôts frappant les successions ou les gains en capital. Le mieux sera de définir un nouveau pacte fiscal pour les entrepreneurs à long terme. Une fois la réforme de l’imposition des entreprises (RIE III) sous toit, il faudra s’attaquer à ce chantier et envisager des modes d’imposition intelligents et dynamiques, au niveau cantonal, susceptibles de remplacer l’imposition de la fortune. Mais il est impératif que cela se fasse dans une logique de remplacement («à la place de…») et non pas d’ajout («en plus de…»).

Des solutions alternatives

Des solutions alternatives à l’impôt sur la fortune existent (cf. notamment les interventions au Parlement fédéral basées sur les réflexions du prof Xavier Oberson, Le Temps du 4.12.2014). Pour la plupart, elles incluent une suppression de l’imposition de la fortune, au moins pour l’«outil commercial», au profit d’une imposition dynamique des gains en capital (avec dégressivité en fonction de la durée de détention, pour favoriser le long terme), d’une imposition modérée des successions ou d’une ré-estimation de la valeur des immeubles. Une autre solution astucieuse pourrait être d’autoriser pour les personnes physiques l’imputation de l’impôt sur la fortune sur l’impôt sur le revenu, ce qui reviendrait à créer économiquement une sorte d’impôt sur le revenu minimal, tout en évitant la double imposition (pour les sociétés, 11 cantons autorisent déjà l’imputation de l’impôt sur le capital sur l’imposition du bénéfice de l’entreprise).

Dans son livre L’Impôt heureux, le ministre vaudois des Finances Pascal Broulis cite l’empereur romain Tibère: «Le devoir d’un bon berger consiste à tondre son troupeau, non à l’écorcher.» En matière d’imposition sur la fortune, la Suisse écorche ses entrepreneurs. Il est temps de changer de pratique.

Cet article est paru dans Le Temps du 2 décembre 2015. Avec l'aimable autorisation du Temps.