Plus de 40 ans après la publication du bestseller «Les limites à la croissance», les sceptiques à l’égard de la croissance continuent d’avancer les mêmes arguments : la prospérité matérielle mènerait dans une impasse, les ressources naturelles seraient surexploitées, la croissance démographique nuirait à la qualité de vie. De toutes parts, les Suisses sont exhortés à la «décroissance», notamment par des idéologues xénophobes d’orientation écologiste, qui souhaitent un pays vivant en autarcie.

Mais à quel point notre prospérité est-elle devenue matérielle ? Est-il vrai que nous consommons toujours plus de «choses» ? Les revenus croissants s’accompagnent-ils nécessairement d’une plus grande consommation de matières ? Un coup d’œil sur les chiffres peut ramener le débat à un niveau plus objectif. Tout d’abord, les données à disposition montrent clairement que nous sommes plus riches qu’avant. Depuis 1990, le produit intérieur brut réel (notons qu’il s’agit d’un indicateur insuffisant, car il mesure plutôt la valeur de la production que la prospérité) a augmenté de 40 %. Au cours de la même période, le revenu total par ménage a crû de 15 %.

Il faut également examiner la consommation des ressources : l’air, le sol, l’eau, la biodiversité et bien plus encore. Mais contrairement aux nombreuses informations négatives parues dans les médias, les analyses environnementales de l’Office fédéral de la statistique (OFS) révèlent que, depuis les années 1990, bon nombre de problèmes ont été résolus. Aujourd’hui, la qualité de l’air est meilleure de manière générale (les polluants atmosphériques et les émissions de particules fines sont en baisse), la qualité de l’eau des lacs augmente (grâce aux déversements plus faibles de fertilisants), la consommation d’eau potable recule, le volume des déchets accumulés dans les déchetteries ne grimpe plus et les émissions de gaz à effet de serre sont stables. Tous ces résultats ont été atteints malgré la croissance – ou peut-être grâce à elle, car une société riche se préoccupe davantage de la qualité de son environnement, et en a les moyens.

Tous ces progrès peuvent-ils être résumés en un seul chiffre, comme le PIB ? Le calcul est un peu plus complexe ici, car il s’agit de chiffrer la valeur de ressources naturelles (par ex. paysages intacts, papillons rares ou pureté de l’air). Cependant, ce sont toutes des «prestations» que la nature ne nous facture pas et pour lesquelles il nous manque des informations sur les prix. L’OFS répertorie toutefois les flux de matières, c’est-à-dire les tonnes de biomasse, de métaux, de minéraux et de produits fossiles utilisés pour les activités économiques. Cette estimation constitue un indicateur global acceptable pour chiffrer l’impact environnemental.

Au vu de la multiplication des critiques à l’égard de la consommation, l’évolution de cet indicateur peut surprendre : la consommation de matières par habitant n’a pas augmenté depuis 1990 et s’élève maintenant à environ 40 tonnes par an. Si l’on compare ce chiffre à la valeur de la production, donc au PIB, on constate une augmentation considérable de la productivité matérielle. Dans l’ensemble, la production et la consommation mobilisent quelque 20 % de ressources de moins qu’en 1990. Ceci est principalement le cas dans l’utilisation des ressources due à l’importation. Ainsi, en 1990, chaque kilo de matière était lié à une valeur à l’importation de 60 centimes. En 2012, ce rapport a presque doublé. Aujourd’hui, on crée plus de valeur avec autant de matière.

Il y a également de bonnes raisons de croire que ces statistiques sous-estiment systématiquement cette croissance «sans ressources». En effet, la dématérialisation de l’économie est plus rapide que ce qui est mesuré officiellement. A l’heure actuelle, nombreux sont ceux qui passent plusieurs heures par jour sur Internet – dont certains détracteurs de la croissance –, où une grande partie des prestations sont gratuites. Ainsi, Wikipédia, pour ne citer qu’un exemple, n’induit qu’une augmentation mineure du PIB, alors que tant de consommateurs sollicitent de manière intensive les services de cette encyclopédie en ligne. Ici, une valeur de production faible fait face à un besoin plus important de la part des consommateurs couplé à une consommation minimale de ressources. Pareilles innovations révèlent que les humains ne se contentent pas de consommer des ressources, ils en créent.

Cet article est paru dans le journal «Schweiz am Sonntag» du 3 août 2014.