Pourquoi des pays comme la Suisse sont-ils extrêmement riches alors qu’ils furent extrêmement pauvres ? L’économiste Deirdre McCloskey aime les grandes questions et les réponses peu conventionnelles.

Marco Salvi (Avenir Suisse) : Dans votre livre «Bourgeois Dignity», vous illustrez par une impressionnante énumération de faits tirés de l’histoire de l’économie mondiale comment le temps présent est devenu ce qu’il est. Quels en ont été les faits marquants ?

Deirdre McCloskey : La naissance de l’économie mondiale à partir du 17ème siècle est à coup sûr le plus important développement séculaire depuis l’apparition de l’agriculture. Dans le livre «Bourgeois Dignity» (2011), j’appelle ce développement «The Great Enrichment», le grand enrichissement. La Suisse en offre un exemple idéal – à l’instar d’autres pays occidentaux : le pays fut extrêmement pauvre, il est maintenant extrêmement riche.

Le bien-être continuera-t-il de croître ?

McCloskey : Le bien-être continuera de croître lentement. Nous sommes en croissance constante. Vous le vérifiez jour après jour dans votre quotidien. Il y a vingt ans, c’était la croix et la bannière d’appeler quelqu’un lorsqu’on était en déplacement. Il fallait d’abord dénicher une cabine téléphonique, puis avoir assez de petite monnaie sur soi et la cabine était peut-être en panne. Non seulement beaucoup de choses sont devenues plus simples, mais aussi plus avantageuses.

Vous identifiez trois causes au «Great Enrichment» : une nouvelle culture de la communication, une nouvelle éthique et de nouvelles idées. Pourquoi l’innovation est-elle devenue d’un coup un moteur ?

McCloskey : Depuis que l’homo sapiens a foulé le sol de la Terre, les améliorations ont été constantes. L’arc et la flèche ont constitué une amélioration de l’épieu, etc. Après la dernière période glaciaire, une nouvelle culture de l’innovation a soudain surgi en neuf lieux du monde. Mais ce n’est que récemment que les gens ordinaires ont pris leur part à cette culture de l’innovation. L’Etat romain n’était plus seul à développer de nouvelles technologies du genre de l’aqueduc. Même un petit épicier a pu concevoir une nouvelle technologie. Je crois que c’est surtout la déliquescence des hiérarchies établies qui a stimulé l’innovation. Dans une société hiérarchisée, il y a peu de choses qui bougent : quand vous exprimez des idées nouvelles, on vous menace.

La croissance n’est pas associée à un changement positif dans la plupart des esprits ?

McCloskey : A droite comme à gauche, on a de la peine à accepter la croissance économique. A droite, le problème est que la croissance a mis fin aux hiérarchies. Le fait est que l’effondrement des hiérarchies a accéléré la croissance économique. Or les conservateurs aiment les hiérarchies. Ils apprécient les rois, les comtes et les comtesses. La gauche, en revanche, se refuse à tout prix à dire quoi que ce soit de positif du capitalisme. Elle a ce problème depuis 1848, quand elle a prétendu pour la première fois que la classe ouvrière allait s’appauvrir. On a vu dès 1900 que ce n’était pas le cas.

Parlons avenir. Nous avons un nouveau Karl Marx, Thomas Piketty.

McCloskey : En Grande-Bretagne surtout, on m’a surnommée l’anti-Piketty. Mais je pense que l’ouvrage de Piketty n’est pas aussi important qu’on le croit. Il a plusieurs points faibles.

Reste qu’on dirait qu’en ce les adversaires du capitalisme…

McCloskey : … ont le vent en poupe. Oui. C’est lié à la Grande Récession. Si elle n’avait pas eu lieu ou si, au moins, nous avions su nous en remettre d’une manière intelligente, de telles personnes auraient à peine trouvé de l’audience.

Au moins Piketty n’est pas un critique de la croissance. Il ne fait pas partie de ceux qui affirment que nous nous sommes trop développés, que ça suffit.

McCloskey : C’est vrai. Les Verts représentent un plus grand danger que Thomas Piketty parce qu’ils pourraient décider d’étouffer entièrement la croissance économique. Et ils le feraient sûrement si on leur donnait assez de pouvoir. Alors qu’en fait ce sont des gens délicieux. Ils aiment les arbres. Mes amis suédois sont ainsi : ils aiment la forêt et, à l’été, ils s’y retirent des mois durant. En réalité ils vivent en ville une vie extrêmement prospère, capitaliste. Mais ils aiment faire mine que ce n’est pas le cas. Ils ressemblent à ces gens de Manhattan qui vont dans un «dude ranch» et y jouent aux cow-boys. Mais alors que cela n’a aucun effet sur les Américains, le mode de vie de mes amis suédois influence aussi leurs croyances. Autrefois, les Suédois étaient païens, puis catholiques, ensuite luthériens, et aujourd’hui ils s’acheminent à nouveau vers le paganisme. Ils croient aux dieux de la forêt. C’est leur transcendance. Et si cette transcendance se répand, elle devient dangereuse. Derrière cette idéologie se cache une approche malthusienne : la croissance de la population est mauvaise. L’économiste Thomas Malthus n’était pas un grand optimiste. Ce qui me conduit à un point intéressant : du temps d’Adam Smith, les économistes étaient optimistes. Mais après Malthus ils sont devenus de plus en plus pessimistes. La science de la croissance s’est muée en science de la pénurie.

La science de l’augmentation de la prospérité est devenue science de la redistribution des revenus !

McCloskey : En ce moment, il y a dans l’économie une ambiance peu professionnelle, dans la mesure où l’on s’éloigne de plus en plus du véritable moteur de la «grande amélioration» et où l’on se concentre sur l’accumulation de capital – comme le font Piketty et tous les économistes conventionnels. Peu importe que l’on parle de capital humain, de capital physique ou de capital social, tout est capital. C’est une erreur. L’humain doit être au centre. On devrait s’occuper de libérer l’esprit humain, de manière à ce que chacun puisse faire ce qu’il souhaite. Cela correspond aussi aux idées d’Adam Smith dans «La Richesse des nations», à l’orientation vers la liberté et la dignité. Mes idées sont relativement démodées et peu originales, mais elles doivent être exprimées, car elles ont déjà été totalement oubliées par les intellectuels au 19ème siècle. Au lieu de cela, ils se sont dit : «Déterminisme géographique – génial ! Matérialisme scientifique – super ! Eugénisme ? Fantastique !». Toutes ces fausses idées et découvertes scientifiques du 19ème siècle ont vu le jour car on avait oublié les théories des penseurs du 18ème siècle, qui s’appuyaient sur le fait qu’on pouvait et devait respecter les gens et les laisser en paix. Si l’on se souvient de ces idées, on sera richement récompensé, car elles conduisent à une société égalitaire.

La version intégrale de l’interview est parue sous le titre «Es ist wunderbar !» dans le «Schweizer Monat» 
d’octobre 2015.