Décriminaliser la consommation de stupéfiants et expérimenter d’autres modèles (Ruth Dreifuss)

La politique des drogues répressive pratiquée actuellement a provoqué une explosion de l’offre et de la demande pour les drogues, dans un marché devenu en réalité une ressource première de la criminalité internationale.

Dans un système de prohibition générale, la confusion s’installe rapidement entre un usage illicite et raisonnable de ces substances. C’est pourquoi la Commission globale de politique en matière de drogues vise à briser le tabou sur les thèmes (devenus publics) de la consommation et de la politique en matière de drogues. Les effets et les différents types de consommation de ces substances – notamment lors d’un usage médical – ne sont pas assez étudiés. En effet, certains médicaments, comme la morphine, ont un double usage – illicite et thérapeutique, qu’il s’agit de comprendre et de maîtriser.

Dans cette optique, la prohibition totale n’est pas une solution. Pour l’ex-Conseillère fédérale, il faut des mesures plus efficaces et surtout plus honnêtes concernant l’utilisation des drogues.

Plusieurs villes suisses, dont Genève, défendent notamment un projet pilote en faveur d’associations de consommateurs de cannabis (inspirés des «cannabis social clubs» espagnols). Ruth Dreifuss soutient en effet qu’«il n’y a aucune raison de punir les gens qui consomment s’ils ne nuisent pas aux autres» ; encore moins de les marginaliser, avec des sanctions pénales disproportionnées et la prison. Les Etats doivent concentrer leurs efforts répressifs pour réduire les marchés noirs et le trafic de drogue organisé ; pour le reste, il faut réglementer les drogues de manière plus différenciée qu’aujourd’hui, notamment selon la dangerosité des substances.

photo Carrefour des idées - 1er juin 2016

Tibère Adler, Ruth Dreifuss, prof. Hans Wolff et Alexis Favre (de gauche à droite). Crédit photo: Laura Tirelli

Addiction et prison : une cohabitation malheureuse à éviter (prof. Hans Wolff)

Le chef du service de médecine et de psychiatrie pénitentiaires aux HUG (et médecin-chef de la prison de Champ-Dollon) a mis l’accent sur le lien entre la criminalisation des consommateurs de drogue et la surpopulation des prisons ; le nombre de prisonniers augmente, ainsi que les coûts. S’y ajoutent de graves problèmes de santé publique, car la consommation de drogues en milieu carcéral est bien réelle ; elle contribue à la propagation d’infections (principalement par des seringues déjà utilisées) et à la transmission de maladies très lourdes à traiter, telles que l’hépatite C. Selon le prof. Wolff, l’hépatite C est l’un des plus grands défis sanitaires du futur (en termes de coûts, de propagation et de souffrance humaine), tout à fait sous-estimé.

Le médecin-chef de Champ-Dollon a évoqué la disparité entre les programmes de prévention en «communauté» (hors des prisons) et dans les prisons. Ces dernières bénéficient d’une prévention quasi nulle, alors même qu’un mésusage des drogues augmente considérablement les risques de transmission de maladies.

En guise de réponse aux méfaits liés à la drogue, M. Hans Wolff a esquissé deux grands principes. Premièrement, il faut agir avec pragmatisme : la consommation existe et il y en aura toujours (y compris dans les prisons) ; aussi devons-nous composer avec cette réalité afin d’en minimiser les conséquences négatives, tant pour l’usager que pour la société. Deuxièmement, il faut adopter une approche humaniste, en reconnaissant que la toxicomanie est une maladie. Dans cette optique, la relation de confiance médecin-malade est essentielle – en communauté de même qu’en prison. Il faut davantage travailler sur l’inclusion, c’est-à-dire en décriminalisant le malade. Pour ce faire, des investissements sur la santé sont incontournables. Une décriminalisation de la consommation de stupéfiants permettrait de libérer des moyens dans d’autres secteurs (actuellement engagés dans l’appareil répressif, par exemple).

Une discussion riche de témoignages et des avis experts

Au terme des présentations, plusieurs interventions du public ont permis de relever un certain scepticisme quant à la libéralisation des drogues, en soulignant notamment la dangerosité des drogues, notamment auprès des jeunes. Cela dit, le cadre légal actuel répressif ne protège pas mieux les jeunes et n’a pas empêché une forte consommation. L’hypocrisie du système actuel est souvent dénoncée : il est très facile de se procurer du cannabis en Suisse, alors même que le produit est interdit ; où est la cohérence ? La protection des mineurs est un enjeu fondamental, car la nocivité d’un usage déraisonnable des stupéfiants (y compris le cannabis) est une évidence. Dans ce cadre, le maintien d’obligations (par exemple celle de suivre un traitement, imposée à un mineur) semble une nécessité en tous les cas.

Ces diverses remarques ont permis à Tibère Adler, directeur romand d’Avenir Suisse, de s’interroger sur le système de réglementation actuel. Le «tout-répressif» a échoué à limiter la consommation et le trafic de drogues, tout en engendrant des coûts publics très élevés (police, prison, santé publique). Il est temps de sortir du statu quo et d’expérimenter de nouveaux systèmes, incluant des éléments de décriminalisation de la consommation de stupéfiants. Sur ce point, de nombreux pays ou régions ont mis en place des législations nouvelles, allant de l’abandon de la pénalisation de la consommation (y compris pour les drogues «dures» au Portugal) à la mise en place d’un marché réglementé pour le cannabis (contrôlé au Colorado ou à Washington, Etats américains ; monopole d’Etat en Uruguay).

Ces expériences à l’étranger montrent qu’une régulation du marché est possible et qu’il faut ainsi expérimenter en Suisse de nouveaux modèles pour pouvoir développer la politique des drogues. A court terme pour la Suisse, le souhait est que l’Office fédéral de la santé publique autorise l’expérience et les études scientifiques proposées par les «clubs sociaux de cannabis» en cours de création dans les villes (entre autres Genève, Bâle, Berne et Zurich).