Il est notoire que la valeur des entreprises suisses de production d’électricité a diminué ces dernières années. Les développements sur le marché international de l’électricité ont transformé ce qui était autrefois une vache à lait de l’Etat en actifs risqués. La densité de l’engagement du secteur public dans le domaine de l’énergie est généralement sous-estimée, tout comme l’ampleur précise des pertes de valorisation des entreprises du secteur. Pour la première fois, nos calculs donnent des valeurs indicatives sur le montant des pertes pour les différents propriétaires publics.

Des entreprises valant un franc

Les entreprises privées sont soumises aux normes comptables internationales et doivent adapter la valeur de leurs participations à l’évolution du marché. Mais d’autres règles s’appliquent pour les cantons et les communes. Bon nombre de collectivités publiques inscrivent ces participations à leur valeur nominale dans les comptes. De cette façon, des participations dans des centrales électriques sont parfois comptabilisées pour un franc au bilan. En parallèle, des parts importantes dans des entreprises valant plusieurs milliards sont comptabilisées pour quelques dizaines de millions. Ces valorisations basses dans le bilan ne nécessitent pratiquement aucune correction de valeur ultérieure ; toute discussion sur la raison d’être, le sens (ou le non-sens) de l’implication de l’Etat dans ces entreprises est ainsi éludée. Et même si ce débat avait lieu, il manquerait une base de discussion solide sur la valeur de ces participations. Une mise à jour de la valeur de ces actifs selon des critères comptables actuels est absolument indispensable, en particulier pour les entreprises détenues par l’Etat pour des raisons historiques et gérées comme un patrimoine purement financier.

L’estimation se fonde d’abord sur la valeur des entreprises dans lesquelles les cantons et les communes détiennent des participations. Après cette première évaluation, il s’agit de démêler l’écheveau des nombreuses participations croisées dans le secteur : souvent les cantons et les communes détiennent des participations dans d’autres sociétés électriques, elles-mêmes propriétaires des actions d’autres sociétés d’électricité. Pour l’estimation de valeur, ces participations indirectes de l’Etat sont économiquement attribuées aux collectivités publiques propriétaires faîtières. Dans ce cas de figure, les contrats éventuels entre entités juridiques, comme des obligations d’assistance ou des restrictions quant au droit de vote, ne sont pas pris en compte. En considération économique, la valorisation des participations publiques d’un canton ou d’une commune reflète la réalité, mais, au niveau des entités, des dizaines, voire des centaines, de contrats anciens restent juridiquement contraignants. Ces derniers sont généralement confidentiels, et seules les parties contractantes peuvent consulter le contenu desdits accords.

Engagement des cantons dans le secteur de l'électricité

Trois cantons possèdent la moitié

Le graphique du haut montre la valeur des parts détenues par le secteur public par canton dans le domaine de l’énergie (valeur patrimoniale des cantons et, lorsqu’elle est disponible, des communes). Quatorze entreprises ont été mentionnées dans l’évaluation ; les différences sont grandes. En haut de l’échelle, Zurich détient actuellement des participations valant au minimum 1,6 milliards de francs. Cette estimation comprend les parts directes et indirectes détenues dans des entreprises du secteur de l’énergie. Le canton de Glaris, à l’autre extrémité de l’échelle, possède des participations à hauteur de 10 millions de francs, à peine plus qu’Appenzell Rhodes-Intérieures (5,7 millions de francs) et Zoug (5,2 millions de francs). Avec environ 43 francs par habitant, le canton de Zoug détient le patrimoine par habitant le plus bas dans le secteur de l’énergie en Suisse. Au total les participations publiques des 14 entreprises recensées dans la recherche sont estimées à environ 6,1 milliards de francs. Près de 57% de cette valeur globale appartient aux cantons de Zurich, Vaud et Berne.

L’estimation actuelle de 6,1 milliards de francs est le résultat du développement globalement négatif du secteur de l’électricité de ces dernières années. Alors que les comptes des grandes entreprises du secteur bénéficient d’une certaine couverture médiatique, il est plus difficile de connaître la répartition des pertes de valeur entre les autres propriétaires publics : en d’autres termes, de savoir quels cantons ont détruit la plus grande part de patrimoine public, au moins de manière implicite, en conservant leurs parts dans des entreprises électriques. Ces informations ne sont pas explicitement présentées.

La Suisse doit se soumettre aux prix imposés

Le graphique du bas montre les pertes de valeur des participations publiques des cantons et communes, entre 2010 et 2014, pour les 14 entreprises étudiées. Les valeurs médianes des entreprises entre 2010 et 2011 ont été comparées avec celles de 2013 à 2014. L’évolution de la valeur de ces entreprises est également dépendante de facteurs que la Suisse ne pouvait pas influencer. Le secteur de l’électricité, tout comme les autres secteurs de l’économie, n’est pas dénué de risques. La Suisse doit composer avec les prix du marché de l’électricité, car ceux-ci sont fixés dans un contexte international qu’elle n’a pas la capacité d’influencer. Par conséquent, des stratégies communales ou cantonales pour influencer le secteur de l’énergie sont vouées à l’échec.

Parts de l'Etat dans les pertes de valeur

La valeur du portefeuille de l’Etat au sein des entreprises analysées a baissé d’environ 6,5 milliards depuis 2010. Les cantons sont touchés de manière très différente par cette perte de valeur. La valeur des actions du canton de Vaud a baissé de 444 millions de francs et celle des communes de près de 560 millions de francs. Si le canton avait établi son bilan selon les normes usuelles d’évaluation pour les entreprises privées, le patrimoine du canton et des communes aurait diminué de 1319 francs par habitant.

Hausse de la fortune à Bâle

Les pertes de valeur sont impressionnantes à Berne : le canton a pratiquement perdu un demi-milliard avec ses participations dans le secteur de l’énergie, ce qui correspond à 941 francs par habitant. Les pertes de 583 millions du canton des Grisons sont plus basses, mais représentent tout de même à 2’974 francs par habitant. C’est plus du double des pertes du canton de Vaud et même trois fois plus que Berne. Les Lucernois peuvent s’estimer heureux : comparés aux autres perdants ils n’ont dû faire une croix que sur 73 francs par personne (au total 29 millions de francs). En revanche, la situation est tout autre à Bâle-Ville. Le canton comptabilise même une légère croissance de sa fortune.

Toutefois, cet aperçu ne donne de loin pas une image exacte de la réalité. Les pouvoirs publics détiennent des parts dans des dizaines d’autres entreprises dans le secteur de l’électricité, qui ne pouvaient pas – faute de données disponibles – être incluses dans l’estimation. Leur modèle d’affaires est souvent basé sur la revente d’énergie (au prix de revient enrichi d’une marge) à des clients captifs qui ne peuvent pas s’approvisionner sur le marché libre. Si le marché devait complètement se libéraliser – ce qui correspond à la volonté politique sur le long terme –, ces entreprises perdraient rapidement de leur valeur, à moins de revoir leur stratégie commerciale pour devenir moins dépendantes de ce segment du marché. Pour les consommateurs, l’ouverture du marché serait bénéfique, puisque le prix de l’énergie baisserait. En définitive, les pouvoirs publics se trouvent dans un conflit d’intérêts, puisqu’ils doivent réglementer des entreprises dont ils possèdent de larges parts.

Pas une bonne affaire

La participation de l’Etat dans le secteur de l’énergie n’est pas seulement douteuse d’un point de vue réglementaire, mais également une mauvaise affaire sur le plan économique. Sur le marché international de l’électricité, les propriétaires et les processus de décision doivent être aussi dynamiques que possible. Les participations de l’Etat deviennent une entrave au bon fonctionnement. Historiquement la propriété d’Etat pouvait se justifier par la nécessité d’assurer l’approvisionnement, le montant des investissements et le besoin de construire des infrastructures durables ; mais aujourd’hui, ces arguments ne suffisent plus à légitimer le système. Il n’est pas nécessaire que les entreprises électriques soient détenues par l’Etat pour assurer l’approvisionnement, il suffit d’assurer une meilleure mise en réseau internationale. Il est également possible de trouver des investisseurs privés pour réaliser des projets d’infrastructures de grande ampleur, comme c’est le cas dans le domaine des installations portuaires.

Une vente des parts de l’Etat dans les entreprises électriques permettrait de décharger le contribuable de certains risques entrepreneuriaux. Ce d’autant plus que de nombreuses entreprises électriques essaient de diversifier leurs sources de revenus, en s’engageant dans de nouveaux domaines d’activité pour lesquels il n’existe aucune légitimité, même historique, à une propriété en mains publiques.

Estimation de la valeur des entreprises

La valorisation actuelle des entreprises électriques cotées en bourse est fondée sur leur capitalisation boursière. Toutes les autres entreprises ont été estimées en utilisant un facteur multiplicateur de l’EBIT (= Earnings before Interest and Taxes), d’une valeur de 7 (en d’autres termes : la valeur de l’entreprise équivaut à 7 x EBIT). Pour les deux types d’entreprises (cotées ou non-cotées), la valeur médiane des années 2013 et 2014 a été utilisée.

Il existe de nombreux et différents points de vue quant à la valeur du facteur multiplicatif. Le facteur de 7xEBIT finalement choisi est légèrement plus bas que celui résultant de la capitalisation boursière pour les entreprises locales cotées en bourse. Il est ainsi tenu compte de la faible liquidité des parts d’entreprises non cotées en bourse, plus difficiles à vendre et acheter que des titres cotés. Les multiplicateurs ont tendance à sous-estimer l’importance de la fortune placée dans le secteur de l’énergie.

Malgré ces limitations, la méthode est adéquate pour obtenir relativement facilement de bonnes valeurs indicatives sur les entreprises. Des indicateurs spécifiques à une branche sont souvent utilisés lors de rachats pour faire une première évaluation générale.

La version originale de cet article en allemand a été publié le 2 septembre dans la «Neue Zürcher Zeitung».