Depuis des années, les réserves de devises stimulent l’imagination des politiciens suisses. Récemment, une nouvelle motion a été déposée en faveur de la création d’un fonds souverain pour des investissements d’importance stratégique.

Daniel Kalt, chef économiste d’UBS et Jakob Schaad, vice-directeur d’Avenir Suisse, discutent de cette idée. S’ils s’accordent sur le rôle central d’une banque nationale indépendante, leurs avis diffèrent au sujet de la meilleure manière de garantir cette indépendance.

Pour Daniel Kalt, la création d’un fonds souverain serait envisageable dans un seul scénario. Si, suite à la normalisation progressive de la politique monétaire, la Banque nationale suisse (BNS) était parvenue à réduire ses importantes réserves de devises en faisant un bénéfice. Le chef économiste appelle à placer cet argent dans un fonds, afin que plusieurs générations puissent profiter des rendements. Par contre, il rejette l’idée de verser directement ce «gain exceptionnel» aux cantons et à la Confédération, comme c’est le cas pour les bénéfices habituels de la banque nationale.

Jakob Schaad comprend bien les raisons qui sous-tendent cette idée, mais craint une ingérence politique. La question de la gouvernance est en effet essentielle pour un tel fonds. Comment peut-elle être assurée, alors que pour chaque politicien la notion d’investissements «stratégiques» revêt une autre signification ? Il met en garde contre la création de structures relatives à une situation hypothétique. Selon lui, cela risque de mener à du clientélisme, et dans le pire des cas, de faire perdre à la BNS la souveraineté sur son bilan.

Nicole Dreyfus : Depuis des années, les réserves de devises record de la Banque nationale suisse font l’objet de convoitises. La conseillère nationale socialiste Susanne Leutenegger Oberholzer n’entend pas rester les bras croisés. Elle a déposé une motion pour la création d’un fonds souverain suisse. En tant que chef économiste de l’UBS, que dites-vous de cette motion Monsieur Kalt ?

Daniel Kalt : Il y a une mauvaise compréhension de ce qu’il est possible de faire avec les réserves de devises de la BNS. Beaucoup de gens ne sont pas conscients qu’une bonne partie des 730 milliards de francs de devises en monnaie étrangère est financée par des capitaux étrangers. Près de 90 % correspondent en effet à des dépôts à vue des banques. On ne peut pas simplement utiliser 200 milliards de francs de ce bilan par exemple. Cet argent n’appartient pas au peuple ; ce sont des investissements étrangers. 12 % pourraient seulement être considérés comme de la fortune appartenant à la population.

C’est votre critique à l’encontre de cette motion. Mais vous avez vous aussi élaboré une proposition : la création d’un fonds souverain helvétique. Quelle forme prendrait-il ?

DK : Nous avons réfléchi à la manière dont ce capital étranger pourrait devenir du capital propre. Il faudrait par exemple un scénario où l’euro et le dollar seraient beaucoup plus forts par rapport au franc suisse, et par conséquent, que le franc se déprécie. La valeur de ces devises augmenterait massivement. Si la BNS parvenait – disons en 2 à 8 ans – à réduire son bilan, en vendant des devises à un prix plus élevé qu’elle ne les a achetées à l’origine, elle pourrait réaliser un gain. Si la BNS faisait des bénéfices de 30, 40 ou 50 milliards de francs d’un coup, il faudrait éviter que cet argent ne soit distribué. Il serait au contraire préférable de le placer dans un fonds souverain, dont seuls les rendements devraient être distribués aux cantons et à la Confédération.

M. Schaad, qu’en pensez-vous ?

Jakob Schaad : Je suis d’accord avec beaucoup de ce qui a été dit. D’une part, il est important de comprendre qu’il ne s’agit pas d’argent gratuit. Cet argent a été dépensé. La BNS a acheté des devises et cela appartient au public, aux banques. D’autre part, les devises étrangères ont été achetées pour éviter une appréciation supplémentaire du franc. Si on les vendait – comme d’aucuns le suggèrent –, cela contrecarrerait la politique monétaire de la BNS. Ces deux idées sont mauvaises. Nous sommes d’accord sur ce point.

Concernant votre proposition de placer ce gain exceptionnel, je vois deux problèmes. Premièrement, il ne serait pas possible de laisser la politique à l’écart, il y aurait un risque que ce bénéfice soit mal utilisé. Deuxièmement : comment investir l’argent de manière stratégique ? Chaque politicien a une autre notion de ce concept. Il y aurait un risque de clientélisme. Ces gains extraordinaires ne sont pas comme des ressources qui se trouvent dans le sol et sont du capital. Ils sont incertains, et pourraient ne pas se matérialiser.

Pour moi, il existe un plus grand risque que ce fonds soit employé de manière abusive à des fins politiques que si nous maintenions la répartition actuelle des gains entre l’administration financière et la BNS.

DK : Il faut bien sûr regarder en détail la structure de gouvernance de ce fonds. Il faudrait exiger que ce gain exceptionnel unique soit placé à long terme. Mais il ne faut pas porter atteinte à la substance. Il s’agit du même principe que le fonds norvégien : faire en sorte que les gains soient accessibles aux générations futures. On ne ferait que verser les bénéfices des fonds. C’est le deuxième avantage que je perçois. La manière dont la BNS place cette somme est donc importante. Dans les directives concernant sa politique de placement, la première priorité de la BNS est la liquidité, la seconde le maintien de la valeur de l’argent et la troisième les rendements. On pourrait inverser les priorités d’investissement dans le règlement. Privilégier des rendements élevés et ensuite la liquidité.

JS : Je suis tout à fait d’accord qu’une bonne gouvernance pourrait permettre un rendement plus élevé, mais je doute que la motion ne pousse dans cette direction. Elle a un but politique. Et l’Etat est un mauvais investisseur.

Tout le monde se réfère au fonds norvégien, mais il y a une différence : le fonds norvégien est alimenté par un bénéfice sur des matières premières, dont la valeur sera distribuée sur plusieurs générations. Et dans ce cas aussi, il y a des problèmes car récemment la politique a pointé du doigt des rendements trop faibles, mais ils sont bien sûr liés aux taux d’intérêts actuels trop faibles.

En Suisse, nous n’avons pas encore ce gain exceptionnel. Je ne suis pas sûr qu’il se matérialise un jour. Dans le meilleur des cas, le taux de change augmentera un jour, mais il ne changera pas beaucoup car, en raison de la différence d’inflation entre la zone euro et le franc, le taux de change nominal ne va pas tant changer. La Banque nationale va laisser faire.

Enfin, vous avez mentionné le capital propre. Que ferait-on si nous étions confrontés à une perte substantielle ? Le fonds souverain devrait-il rembourser la perte ?

DK : Ma proposition se base seulement sur le scénario selon lequel la BNS arrivait à réduire son bilan de manière substantielle, avec un taux de change EUR/CHF autour de 1,15 ou 1,20. Mais il ne faut pas oublier que la parité de pouvoir d’achat serait autour de 1,20 ou 1,25. Nous sommes aujourd’hui un peu en dessous de 1,10. Il faudrait que cela se passe bien pour que cela change. L’axe Macron-Merkel redonne espoir que l’euro ne va pas se déliter. Beaucoup de banques nationales essaient de trouver des solutions pour réduire leur bilan. Qui sait où nous serons dans 3-4 ans ?

Dans un éventuel fonds souverain suisse, il faut surtout éviter une clef de répartition des placements définie par la politique car je suis convaincu qu’elle trouvera facilement le moyen de placer cet argent, comme par exemple dans l’AVS afin d’alimenter le déficit massif qui se profile. Je veux éviter que la politique y ait accès.

JS : nous voulons aussi éviter cela, le danger est important. Mais notre conseillère nationale a peut-être ça en tête. Dans la motion qu’elle a déposée en juin, elle est très imprécise sur les domaines dans lesquels investir.

Depuis des années, les réserves de devises stimulent l’imagination des politiciens suisses. (Image : Fotolia)

Dans la motion, Mme Leutenegger Oberholzer parle, je cite : «d’utiliser cet argent pour des investissements d’importance stratégique».

JS : La motivation est tout à fait louable, mais alors les rendements seront moins importants. Mais, est-ce que nous serons en situation pour distribuer ces gains ? Dans le pire des cas, il n’y aura pas de gain exceptionnel. L’argent n’est jamais gratuit.

DK : Il faudrait en effet partir de la prémisse que ce gain important existe et voir quel investissement réaliser. Cela dépend bien sûr de la structure de gouvernance mise en place. Nous parlons d’investir, mais financer l’AVS ne correspond, par exemple, pas à un investissement.

L’idée d’un fonds souverain suisse pourrait ne pas avoir beaucoup de succès, car la BNS ne pourrait alors plus remplir son rôle si elle perd sa souveraineté sur le bilan.

DK : La BNS n’a bien entendu pas exprimé beaucoup d’enthousiasme par rapport à cette proposition. En revanche, elle ne sera pas opposée à réduire son bilan pour des raisons de politique monétaire. A long terme, cela sera son objectif. Elle vendra ses réserves pour réduire la masse monétaire qui a augmenté de manière exorbitante.

JS : Il ne faudra pas lui mettre des bâtons dans les roues. Pour cela, nous sommes d’accord.

Un tel fonds est-il absurde du point de vue d’un ordre de marché libéral ?

JS : Le terme absurde est peut-être exagéré. Mais c’est l’Etat qui investirait l’argent de ce fonds. Et l’Etat n’est pas un meilleur investisseur que les privés. De plus, la mise en place d’un fonds souverain impliquerait que 2/3 des bénéfices ne seraient plus en faveur des cantons. Le risque de centralisation constitue un problème. Il faut garder la proximité avec les citoyens et qu’ils puissent décider dans quels domaines placer ces bénéfices.

DK : On pourrait également définir que les rendements continuent à être attribués à 2/3 aux cantons et 1/3 à la Confédération comme aujourd’hui.

JS : Cela serait alors une stabilisation des rendements. Mais, je ne suis pas convaincu que l’Etat fasse de meilleurs placements.

DK : Mais quelle serait l’alternative ? Si la répartition des bénéfices n’est pas déterminée entre la BNS et le département des finances, je crains que, tous les trois ans, il y ait de nouvelles négociations. S’il y a des excédents de 30, 40 ou 50 milliards de francs, l’Etat va venir et demander 2-3 milliards de plus. Je crains que tout l’argent soit dépensé en une ou deux générations.

Si vous me permettez une question plus incisive : n’est-ce pas dans l’intérêt de l’UBS d’avoir un mandat de gestion lucrative à travers ce fonds souverain ?

DK : Honnêtement, je n’ai jamais pensé à cela. Cette idée a surgi dans notre département de recherche. Nous avons envisagé plusieurs scénarios futurs pour la BNS si son bilan devait se réduire. Mais nous n’avions pas en tête de mandat de gestion. Nous voulions proposer une idée afin de préserver ce gain potentiel de la mainmise de la politique et le stabiliser.

Si cette idée de fonds souverain venait à disparaître, quelles autres idées y aurait-il pour réduire ces réserves ?

JS : Cela se fera vraisemblablement de manière automatique avec la normalisation de la politique monétaire. La BNS pourra à nouveau vendre l’argent petit à petit.

DK : La BNS possède un portefeuille d’obligations avec diverses échéances. Après 5 à 15 ans, ces échéances vont expirer. Pour chaque obligation en euros que la BNS détient, elle sera en mesure de changer les euros qu’elle reçoit en francs.

A court terme, il n’y a donc aucune solution ?

DK : La BNS pourrait agir de manière plus agressive. Elle pourrait vendre sur le marché des obligations qui ne sont pas encore arrivées à échéance sur le marché ou alors des actions aussi, car 20% de ses réserves sont en actions. Elle pourrait ensuite changer ces actions qui sont en dollars ou en euros en francs suisses.

JS : C’est le scénario de normalisation que nous espérons tous. Nous sommes plongés dans une politique d’accroissement des liquidités dont nous ne savons pas comment sortir. La BNS peut bien sûr investir une partie de ses réserves de devises de manière plus agressive. Mais sa tâche principale est la conduite de la politique monétaire. Voici un autre risque : si l’on donne une partie de son bilan à gérer à quelqu’un d’autre, la BNS peinera à y avoir accès pour remplir sa mission. Cela explique pourquoi la BNS s’y oppose.

La BNS risquerait également de perdre sa crédibilité à long terme.

JS : L’argent gratuit mènerait à un mauvais financement de l’Etat par la BNS. C’est interdit à juste titre.

Une dernière phrase de conclusion. Faut-il un fonds souverain, oui ou non ?

DK : Je conçois un fonds souverain dans le scénario très spécifique de la réalisation d’un gain exceptionnel à partir des devises énormes dont nous disposons. Cela serait utile pour qu’il soit disponible pour les générations futures.

JS : Pour moi, il est évident qu’il ne faut pas de fonds souverain. Même si un tel fonds était économiquement défendable, je ne crois pas que la politique sera en mesure de répartir les bénéfices sur plusieurs générations. Un fonds souverain risque de conduire à une société clientéliste, où les investissements ne sont pas réalisés en fonction des rendements, mais des projets.

Cet article est une retranscription partielle de l'entretien entre Daniel Kalt, Jakob Schaad et Nicole Dreyfus «Der Staat ist auch kein besserer Investor» (podcast uniquement disponible en allemand).