L’année dernière, Avenir Suisse a chiffré la progression à chaud pour l’année 2020, sur la base de la croissance réelle des salaires entre 2010 et 2020. Le résultat était de 800 millions de francs pour la Confédération et de 1,72 milliard de francs pour les 26 cantons et leurs communes, soit un total de 2,5 milliards de francs.
Certains lecteurs se sont peut-être demandé si cet effet s’appliquait uniquement à 2020 ou s’il s’est accumulé au fil des ans, et ce qu’il s’est passé depuis. Vous trouverez dans cet article pour la première fois un calcul continu de la progression à chaud de 2010 à 2023.
La nature de la progression à chaud
La progression à chaud survient lorsque le pouvoir d’achat des salaires augmente dans l’ensemble de la société (voir encadré 1). La cause habituelle en est la croissance de la productivité. Pour calculer l’ampleur de la progression à chaud, il faut donc savoir : la croissance par rapport à quand ? Dans la publication mentionnée, nous avons examiné l’année 2020 et les effets de l’augmentation des salaires réels par rapport à 2010. Il en est résulté les chiffres cités.
Encadré 1 : Qu’est-ce que la progression à froid et la progression à chaud ?
Beaucoup savent sans doute que notre système fiscal est progressif. Cela signifie que plus les revenus augmentent, plus la part de l’impôt augmente de manière surproportionnelle. Cette conception est motivée par des raisons de politique sociale, l’argumentation s’appuyant sur le principe de la capacité contributive : les personnes disposant de moyens plus modestes doivent être soutenues par celles qui en ont de plus importants, l’objectif étant une redistribution. Jusqu’ici, tout est clair, mais à long terme, cette approche a deux effets indésirables.
Le premier est la «progression à froid». Elle est due à l’inflation : les salaires augmentent, mais les biens et les services deviennent également plus chers. Le salaire plus élevé ne permet donc pas d’acheter plus. Néanmoins, les salaires plus élevés font passer les contribuables à des tranches d’imposition plus élevées. Pour éviter cela, la progression à froid est compensée par la Confédération et les cantons dans les barèmes fiscaux ; au niveau fédéral, cela se fait automatiquement et chaque année depuis 2011.
Le deuxième effet est nettement moins connu : la «progression à chaud». Elle est la conséquence du progrès technologique. Les innovations nous rendant tous plus productifs, tous les revenus augmentent avec le temps : la société dans son ensemble passe ainsi à des tranches d’imposition plus élevées. La quote-part fiscale augmente donc automatiquement à long terme, sans que quelqu’un ne se soit explicitement prononcé en faveur de cette mesure.
Jusqu’à présent, jusqu’à 2,5 milliards par an.
Les statistiques des finances publiques sont désormais disponibles jusqu’en 2023. La figure 1 présente année par année ce qui s’est passé depuis 2020 et à quoi ressemblaient les effets de la progression à chaud avant 2020. L’année 2010 continue de faire office d’année de référence. Une modification fondamentale du système fiscal, qui aurait rendu la comparaison trop hypothétique, n’a eu lieu depuis que dans quelques cantons. Pour la Confédération, les effets de la hausse des salaires réels ont même pu être calculés rétrospectivement jusqu’en 1989.
En 2011, les salaires réels ont augmenté en moyenne de 0,72 % par rapport à 2010. Cette hausse a entraîné une augmentation des recettes fiscales de 0,98 % à 1,16 % dans les dix cantons évalués et leurs communes (voir tableau) et de 1,33 % pour la Confédération. La partie de l’augmentation qui dépasse la croissance des salaires réels correspond à la progression à chaud. Au niveau cantonal et communal, celle-ci s’élevait à 130 millions de francs, extrapolée à l’ensemble des 26 cantons, auxquels s’ajoutaient 56 millions de francs au niveau fédéral. En 2012, la croissance des salaires réels par rapport à 2010 a atteint 2,27 %. Il en a résulté une progression à chaud totale de 596 millions de francs par rapport à 2010. Avec de nouvelles hausses des salaires réels au cours des années suivantes, la progression à chaud a également augmenté, pour atteindre 2,55 milliards de francs en 2020, année où les salaires réels moyens étaient supérieurs de 8,4 % à leur niveau de 2010.
S’ensuivirent ensuite trois années de baisse des salaires réels, ce qui est très inhabituel. Les salaires nominaux ont certes continué d’augmenter, mais les prix ont progressé encore plus fortement. Le pouvoir d’achat des salaires a donc diminué. L’ampleur de la progression à chaud s’est ainsi également réduite par rapport à 2010. En 2023, elle s’élevait encore à 1,7 milliard de francs. En 2024, on a de nouveau enregistré une croissance des salaires réels, mais cette année n’apparaît pas dans cette évaluation, car les statistiques financières n’ont pas encore été publiées.
Cumul depuis 2010 : 13,9 milliards de francs pour les cantons, 6,2 milliards de francs pour la Confédération
Si l’on additionne tous les résultats de 2011 à 2023, on obtient 20 milliards de francs, somme que la Confédération, les 26 cantons et leurs communes ont encaissée en plus pendant cette période grâce à la croissance des salaires réels. Les 6,2 milliards de francs, qui reviennent à la seule Confédération, correspondent au prix de l’acquisition de nouveaux avions de combat ou à 16 ans de subventions pour les projets d’agglomération.
Au niveau des cantons et de leurs communes, les impôts «supplémentaires» payés au cours des 13 années en raison de la progression à chaud se sont cumulés à hauteur de 13,9 milliards de francs.1Dans les dix cantons évalués (AG, BE, BS, GE, GR, SH, TI, VD, ZG, ZH), ce montant s’élève à 9,5 milliards de francs. Ils représentent 69 % des recettes de l’impôt sur le revenu de tous les cantons. Une extrapolation linéaire à l’ensemble des 26 cantons donne un résultat correspondant de 13,9 milliards de francs. La progression à chaud a ici un effet moins important en pourcentage en raison de la progressivité plus faible des systèmes fiscaux cantonaux, mais les cantons et les communes perçoivent environ quatre fois plus d’impôts sur le revenu que la Confédération. C’est pourquoi l’effet est plus important en termes absolus pour les premiers. A lui seul, le canton de Zurich, où une intervention parlementaire visant à compenser la progression à chaud est actuellement en cours, a perçu (communes comprises) 2,5 milliards de francs supplémentaires entre 2011 et 2023 (voir tableau), ce qui correspond à 2650 francs par ménage.
Pour situer les choses : ces chiffres ne signifient pas que notre charge fiscale ait été réellement plus élevée pendant cette période. En réalité, de nombreux événements ont masqué la progression à chaud : au niveau des ménages, des changements démographiques et dans la répartition des revenus ; au niveau du système fiscal, d’une part l’introduction de nouvelles déductions fiscales ou l’augmentation des déductions existantes, d’autre part des baisses et, dans certains cas, des augmentations des taux d’imposition. Pour pouvoir calculer isolément l’effet net de la progression à chaud, tous ces effets doivent être exclus. Le moyen le plus simple d’y parvenir est d’utiliser une modélisation (voir encadré 2).
Ce que l’on peut toutefois affirmer, c’est que depuis 2011, la Confédération, les cantons et les communes ont encaissé 20 milliards de francs supplémentaires grâce à la progression à chaud, qu’ils ont pu utiliser pour financer de nouvelles missions, en développer d’autres existantes ou encore introduire de nouvelles déductions fiscales ou réduire les taux d’imposition. Ces 20 milliards de francs ont donc donné aux gouvernements une marge de manœuvre financière sans qu’ils aient à se justifier devant leurs électeurs. Il n’est donc pas surprenant que la Confédération et les gouvernements cantonaux s’opposent à la compensation de la progression à chaud.
Il est donc grand temps de compenser la progression à chaud. Bien sûr, pas rétroactivement, mais cela doit être fait à l’avenir. Le moment serait particulièrement propice pour les contribuables en raison de la baisse des salaires réels ces dernières années : si l’on prenait comme base l’indice des salaires réels de 2024, qui était de 105,9 % (2010 = 100 %), on compenserait à partir d’un niveau qui avait en fait déjà été atteint en 2015 (lorsque l’indice était de 105,7 %).
D’un point de vue technique, la compensation serait très simple : les limites de revenu des barèmes fiscaux devraient être désormais liées à l’indice des salaires nominaux plutôt qu’à l’indice des prix à la consommation (compensation de la progression à froid). En se basant sur l’indice des salaires nominaux, on compense à la fois la progression à chaud (augmentation des salaires réels) et la progression à froid (inflation). Cela permettrait d’éviter que la quote-part fiscale ne continue d’augmenter automatiquement, dans l’espoir que les salaires réels recommencent à augmenter.
Encadré 2 : Nos calculs
La répartition des revenus imposables entre les différentes collectivités territoriales (Confédération, dix cantons) est déterminante pour les calculs. Les données proviennent de l’Administration fédérale des contributions et se réfèrent à l’année fiscale 2019. Les «personnes mariées», les «familles monoparentales» et les «personnes seules» sont évalués séparément en raison des différences d’imposition. Une dette fiscale est attribuée à chaque revenu imposable conformément aux barèmes d’imposition (de la Confédération ou du canton concerné).
Les calculs sont de nature rétrospective et partent d’une répartition constante (relative) des revenus : pour calculer, par exemple, la progression à chaud pour l’année 2011 (par rapport à 2010), tous les revenus sont divisés par le facteur de croissance de l’indice des salaires réels pendant cette période, soit 1,007182, ce qui correspond à une augmentation de 0,7182 % entre 2010 et 2011, et la dette fiscale par ménage ainsi que les recettes fiscales totales qui en résultent sont recalculés conformément au barème fiscal précité. Celui-ci est à nouveau multiplié par le facteur de croissance mentionné et comparé aux recettes fiscales totales initiales. Enfin, la différence est extrapolée proportionnellement aux recettes fiscales effectives (Confédération, canton et communes) de l’année évaluée (2011 à 2023). On obtient ainsi l’effet de volume de la progression à chaud : le montant des recettes fiscales de l’année évaluée dépasse de ce montant la valeur qui aurait été obtenue si elles n’avaient augmenté que proportionnellement au salaire réel depuis 2010.