Le logement est un bien qui a son importance, il est souvent considéré comme étant la pierre angulaire de la qualité de vie et du bien-être. Le public est alors sensible aux problèmes relatifs à ce marché. Encouragé par une couverture médiatique assez houleuse, le débat sur les effets de l’immigration sur le marché du logement fait son terreau depuis des années, ce qui menace de compromettre l’acceptation de la libre circulation des personnes. La question du logement ainsi que l’impact sur le marché du travail ont été au cœur des discussions de l’initiative populaire contre l’immigration de masse en 2014 (VOXAnalyse 2014).
Mais aujourd’hui, que nous montrent ces données ? La question de savoir si la libre circulation des personnes a rendu le logement plus cher doit être examinée de manière différenciée. Parle-t-on de l’influence de l’immigration sur les loyers ou sur le prix de l’immobilier ? Dans les centres-villes ou en périphérie ? Pour les populations déjà établies sur place ou pour les ménages mobiles ? Ces distinctions sont cruciales pour évaluer correctement l’impact de l’immigration sur le marché immobilier suisse.

À première vue, la question semble claire : entre 2002 et 2019, le prix de l’immobilier a augmenté de 56 % ; au cours des dix années précédentes (1992-2002), il avait chuté de 4 % (BNS 2020b). Dans le même temps, la population résidente a augmenté de 17 % au cours des deux dernières décennies.
Or, l’influence de la démographie (et donc de l’immigration et de l’émigration) sur les loyers n’est pas aussi directe que ces chiffres le suggèrent. Les fluctuations dans la demande de logement, par exemple, ne sont pas tant déclenchées par les tendances démographiques que par la formation des ménages, puisque chaque logement est généralement occupé par un seul ménage. En d’autres termes, même en l’absence d’un accroissement de la population (et sans immigration), les fluctuations dans la demande de logement peuvent être déclenchées par des variations de la taille des ménages. Entre 1980 et 2000, par exemple, la croissance des ménages a été deux fois plus élevée que la croissance démographique. Cette tendance s’est poursuivie après le tournant du millénaire : la taille moyenne des ménages a diminué de 7 % et est désormais inférieure à 2 personnes (OFS 2020j).

En outre, la contribution de la libre circulation des personnes à la croissance démographique en Suisse reste controversée. Comme mentionné dans le chapitre 2.1, Bolli, Schläpfer et Siegenthaler (KOF ETHZ 2015) ont estimé un effet sur l’immigration nette de l’ordre de 10 000 à 15 000 personnes par an pour la période 2002 – 2012, soit environ un quart du solde migratoire moyen depuis l’introduction de la libre circulation des personnes.

Prospérité et demande de logement

De plus, la demande de logement dépend de manière décisive des revenus. Les ménages peuvent s’offrir des appartements environ 10 % plus grands si leurs revenus augmentent de 10 % (Steiner 2010, Davidson et Ortalo-Magné 2010). Ces influences sur la demande sont compensées par l’activité des nouvelles constructions.
Elle dépend également des prix, car si les prix augmentent, l’activité de construction tend à être relancée (von Ehrlich et al. 2018). Alors qu’au passage à l’an 2000, elle stagnait à 30 000 logements par an (et ne couvrait donc même pas le taux d’amortissement), la construction de logements neufs dans les années 2010 s’élevait à environ 50 000 unités.

Ce dont on est certain, c’est que la croissance démographique due à l’immigration a également eu un effet sur les prix, mais la contribution de la libre circulation des personnes à l’augmentation des prix est relativement faible. Si l’on se réfère à cette estimation, les prix réels des logements en Suisse auraient été inférieurs de 7 % s’il n’y avait pas eu de libre circulation des personnes. Dans l’ensemble, la croissance totale de la population résidente permanente est responsable d’environ 27 % de l’augmentation des prix depuis 2002. Cependant, si le revenu (mesuré en PIB par habitant) était resté constant, les prix auraient été inférieurs d’un tiers à ceux d’aujourd’hui. D’autre part, la forte activité de construction, surtout après 2010, qui s’est également traduite par une augmentation du nombre d’appartements vides, a fortement atténué la hausse des prix. Sans elle, ces derniers auraient été deux fois plus élevés.

Alors que peut-on dire des loyers ? Contrairement aux prix des logements occupés par leurs propriétaires, qui sont librement fixés en fonction de l’offre et de la demande, les loyers en Suisse sont réglementés, en particulier pour les contrats en cours. Les ajustements de loyer ne peuvent être effectués que si la loi le prescrit, ou si des facteurs de coûts fictifs changent, notamment le niveau des taux d’intérêt hypothécaires ou l’inflation. Toutefois, l’augmentation de cette demande ne constitue pas une raison valable pour les ajustements de loyer. Concrètement, cela signifie que la majorité des locataires – à savoir ceux qui n’ont pas déménagé ces dernières années – ont été protégés de la demande supplémentaire causée par l’immigration. De nombreux locataires de longue durée ont même connu une baisse de loyer. Selon les données fournies par le prestataire de services immobiliers CIFI, les loyers des contrats existants en 2018 étaient inférieurs d’environ 10 % à ceux de 2002, ce qui, corrigé de l’inflation, correspond à une réduction réelle des loyers de 15 % (voir figure 12). Selon l’indice des loyers de l’OFS, qui est basé sur un échantillon représentatif de tous les loyers en Suisse – et pas seulement des loyers existants – les loyers n’ont augmenté que de 14% en termes réels depuis 2002.

Les ménages mobiles – c’est-à-dire les immigrants – ont été les plus touchés par la hausse des loyers. Ici, la forte augmentation des prix des loyers a été mesurée surtout dans la période de 2002 à 2010, lorsque l’étendue de l’offre était encore insuffisante. L’indice de l’offre des loyers de Wüest Partner, qui suit la progression des nouveaux contrats de location (particulièrement pertinent pour les personnes à la recherche d’un logement), a augmenté de 27 % en termes nominaux, soit beaucoup plus rapidement que l’indice des loyers (+13 %). Depuis, cependant, un redressement a été amorcé. Les nouveaux loyers sont même en baisse depuis 2016. Dans l’ensemble, les loyers prenant en compte l’inflation sur le marché du neuf et de la relocation sont revenus aux niveaux de 1988 et 1995.

Malgré cette inflation (modérée) des prix des loyers, la viabilité financière globale des dépenses de logement en Suisse s’est améliorée depuis l’introduction de la libre circulation des personnes. Jamais auparavant au cours de ce siècle les ménages suisses n’ont consacré une si faible proportion de leur revenu brut au logement : 14% en moyenne. Bien sûr, il ne s’agit que d’une vue d’ensemble. Dans les grandes villes, le parc de logements est en retard par rapport à l’évolution de la population, et la pénurie de logements urbains frappe en particulier les jeunes et la population mobile. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. Les logements vacants sont rares dans les villes, et ce depuis des décennies. Cela tient plus à la politique de construction des villes qu’à l’immigration. Les gouvernements des villes veulent investir davantage les énormes recettes fiscales dans le subventionnement de logements, sans but lucratif. Or, ils ne font qu’augmenter la demande. Il serait préférable de veiller à ce qu’une augmentation modérée de la densification urbaine soit réalisée. Après tout, une baisse de l’activité de construction dans les villes entraînerait inévitablement une prolifération des zones péri-urbaines au fur et à mesure que la demande augmentera (Avenir Suisse 2019).

Le mitage du territoire et la dégradation des terres ont commencé bien avant la libre circulation des personnes. Arrêter ces phénomènes ne mettrait pas fin au problème, car les besoins croissants en espace et les migrations internes resteraient inchangés même sans immigration de l’extérieur. Les coûts artificiellement bas de la mobilité – tant privés que publics – jouent un rôle décisif à cet égard (Schellenbauer 2011).

En somme, nous constatons un effet ponctuel de l’immigration sur le coût du logement, mais probablement pas autant que les pourfendeurs de l’immigration voudraient nous faire croire. Le manque de logements est un problème propre à la Suisse, surtout dans les grandes villes et dans leur périphérie.