Dans le Livre blanc Suisse, son co-auteur Patrik Schellenbauer appelle à la redynamisation de la voie bilatérale – et même à l’examen du scénario de l’adhésion.

Le Temps: Le dossier européen est complètement bloqué en Suisse. Pourquoi les Suisses ont-ils si peur d’en parler?

Patrick Schellenbauer: Parce qu’on s’interdit de penser dans les faits. D’une part, notre pays aimerait profiter des avantages du marché intérieur européen, qui nous a valu un gain de prospérité appréciable. Mais, d’autre part, nous ne sommes politiquement pas prêts à accepter que les règles de ce marché soient fixées par l’UE et non par nous.

Peut-on parler d’un tabou?

Oui. La droite nationaliste et conservatrice, en particulier, minimise l’importance économique de l’UE et fait de tout rapprochement avec elle un tabou. Elle aimerait même résilier certains accords de la voie bilatérale. De plus, la crise de l’eurozone a été instrumentalisée par les adversaires de l’UE.

Mais cette crise n’est-elle pas la preuve que la Suisse doit garder ses distances par rapport à l’UE?

Si l’UE n’améliore pas ses institutions, l’euro restera effectivement fragile. Quoi qu’il en soit, cette situation affecte la Suisse. La BNS a dû doubler la taille de son bilan afin de limiter la hausse du franc. Malgré cela, de nombreux exportateurs ont connu des problèmes. La raison en est qu’avec l’Irlande et la Belgique, la Suisse est le pays économiquement le plus intégré à l’Europe. A cet égard, elle est plus européenne que 90% des Etats membres de l’UE!

Vous dites que la Suisse pourrait perdre entre 400 000 et 550 000 emplois d’ici à 2035 dans le scénario de l’isolement. N’êtes-vous pas trop pessimiste?

Ce chiffre résulte du départ à la retraite de la génération des baby-boomers. Le marché du travail suisse se réduira sensiblement, pas seulement dans le scénario du repli sur soi. Mais dans ce scénario, la Suisse pratique une politique d’immigration très restrictive, raison pour laquelle elle rate l’occasion de compenser partiellement le vieillissement de sa population par une immigration plus élevée.

Vous esquissez une révolte des entrepreneurs pour relancer l’intégration européenne. L’économie n’est-elle pas la grande absente du débat?

Il existe un malaise croissant des entrepreneurs suisses envers l’incapacité politique de résoudre ce problème. Dans ce débat européen, il faut davantage de rationalité économique et moins d’idéologie. En fin de compte, nous sommes tous concernés en tant que travailleurs et consommateurs. Il est nécessaire de mener un large débat sur la position de la Suisse en Europe et dans le monde, débat qui n’a pas lieu en ce moment. C’est la raison pour laquelle rien ne bouge.

Le peuple suisse tient à la voie bilatérale actuelle, que l’UE refuse. Serait-ce grave si l’UE décidait de ne pas accorder l’équivalence boursière à la Suisse?

L’UE veut dynamiser la relation bilatérale avec la Suisse, elle ne refuse rien pour l’instant. Mais l’absence d’une équivalence boursière serait grave, d’abord pour la bourse suisse, qui perdrait une partie de son chiffre d’affaires, mais aussi pour toute la place financière. La bourse suisse devrait peut-être même envisager de déplacer son siège dans l’UE. De plus, le SMI pourrait perdre de son importance en tant qu’indice international significatif pour les investisseurs.

Deux de vos six scénarios concernent l’adhésion à l’UE, qui n’a jamais été aussi impopulaire qu’aujourd’hui. Quels événements pourraient pousser la Suisse dans l’UE?

La popularité à court terme d’une variante ne saurait être un critère dans la réflexion d’un laboratoire d’idées. Nous ne ferions pas notre travail si nous n’envisagions pas l’option d’une adhésion. Nous partons du scénario selon lequel ce sont les grands blocs qui définissent de plus en plus les règles du commerce entre eux. Si la Suisse n’appartient pas à l’un de ces blocs, elle risque d’être victime de discriminations.

Quels seraient les avantages d’une adhésion pour la Suisse?

L’accès automatique au grand marché européen. La participation à ce grand marché stimulerait la concurrence en Suisse. Cela augmenterait la productivité, une nécessité compte tenu de notre croissance démographique.

Et les inconvénients?

La reprise de l’euro et toutes les politiques de mutualisation qu’il implique, de même qu’un niveau de régulation plus élevé dans certains domaines.

Que se passerait-il sur le plan politique?

Le concept de souveraineté évoluerait sensiblement. Celle-ci deviendrait plus relative et matérielle que formelle. Mais la Suisse pourrait participer aux décisions plutôt que d’être juste écoutée de temps à autre. De toute façon, nous devrons nous départir de l’illusion d’une indépendance absolue dans un monde de plus en plus connecté.

Cette interview est parue le 07 juin 2018 sur le site du journal «Le Temps». Reproduit avec l’aimable autorisation de la rédaction.