Comme l’a rappelé Tibère Adler, le but des nouveaux «Carrefours des Idées» n’est pas nécessairement de mettre en avant une publication ou une étude Avenir Suisse récente, mais plutôt de mettre l’accent sur un thème actuel et important pour la Suisse. Le but est de valoriser des intervenants experts de qualité, de créer un lieu de bonne intelligence et d’échanges variés, avec un public engagé.

Le professeur Wanner a décrit les principales évolutions et caractéristiques des flux migratoires en Suisse dans les dernières décennies. Le démographe a tenu avant tout à rappeler que la Suisse est et a toujours été un pays d’immigration. Le phénomène n’est pas récent, mais il a considérablement évolué au fil des générations. Concernant l’origine des migrants, Philippe Wanner parle de «migration de proximité» : les migrants proviennent principalement (dans l’ordre) d’Allemagne, du Portugal, d’Italie, de France et d’Espagne. Contrairement aux années 80, les migrants arrivant en Suisse ces dernières années sont de plus en plus hautement qualifiés, et ceci peu importe leur pays d’origine. Philippe Wanner invoque comme cause principale la spécialisation de l’économie suisse. Les besoins en personnel de la Suisse ont évolué : entre 2010 et 2013, 160 000 postes de tertiaire (demandant des employés qualifiés) ont été créés, tandis que 50 000 de secondaire et 15 000 de primaire ont été biffés. Etant dans l’incapacité de trouver sur le seul marché domestique les personnes qualifiées pour les emplois du secteur tertiaire, les entreprises suisses ont été chercher des travailleurs qualifiés à l’étranger. De nouvelles générations arrivent, d’autres partent à la retraite, et entre ces mouvements migratoires un système d’équilibre sur le marché de l’emploi se met en place, caractérisé par un taux de chômage très peu élevé. Le dernier point abordé par le professeur a été la «rémigration» : les migrants ne font plus de leur pays d’accueil un but, mais plutôt une étape, par laquelle ils peuvent acquérir une formation, des compétences et de l’expérience avant de repartir. Philippe Wanner prend l’exemple des Etats-Unis : dans quatre cas sur cinq, un américain émigré sera rentré dans son pays après cinq années passées à l’étranger. Les flux migratoires sont aujourd’hui plus que jamais mobiles et flexibles. Enfin, le démographe a conclu sa présentation en mentionnant les futurs défis migratoires de la Suisse. Avec la génération des «baby-boomers» partant à la retraite, la Suisse aura besoin d’une migration de remplacement, notamment pour combler les besoins (para-) médicaux suisses. Le pays est en route, à un horizon 2035-2040, pour une population résidente de 10 millions d’habitants.

Carrefour des Idées

De gauche à droite : Alexis Favre, Johan Rochel, Philippe Wanner et Tibère Adler. (© Laura Tirelli)

Johan Rochel a exposé avec enthousiasme et éloquence son interprétation du libéralisme, mettant en avant deux valeurs essentielles : la liberté, c’est-à-dire la possibilité de mener notre vie comme bon nous semble, et l’égalité morale, à savoir considérer tous les êtres humains comme égaux sur un plan moral. Le défi consiste à réconcilier l’égalité morale avec l’égalité citoyenne. Sur la question de l’asile, il déplore un certain fatalisme selon lequel la crise migratoire s’impose à nous, mais serrer la vis ne fera pas reculer la migration. Il préfère aborder la question autrement, avec la fierté de pouvoir contribuer en tant que Suisse à la fondation d’un idéal de liberté. Il faut donner la chance aux étrangers d’être inclus dans cet idéal, avec une intégration rapide à la Suisse, afin de se libérer de ce fatalisme planant.

Johan Rochel préfère comparer les frontières à des ronds-points, plutôt qu’à des feux de circulation alternant le rouge et le vert ; un espace favorisant la circulation des savoirs. Il propose par exemple d’octroyer des permis spécifiques type «entrepreneur», «apprentissage», etc. permettant de faciliter l’entrée d’étrangers sur le marché du travail suisse.

La première question du débat avec le public qui suivit, concernait le caractère inéluctable de la situation migratoire actuelle : la Suisse a-t-elle une marge de manœuvre dans le contrôle des flux migratoires ? Philippe Wanner répond par l’affirmative, mais constate que «celle-ci est faible». Selon son expérience de démographe, dans la plupart des cas, les forces migratoires s’imposent aux nations. La politique de l’enfant unique en Chine, afin de réguler les naissances, fut un échec ; la fermeture des frontières entre l’Allemagne et la France en 1974 dans le but de freiner l’immigration, fut aussi un revers. Une partie de notre futur est donné, car construit par notre passé, mais il nous est tout de même possible de jouer sur des détails. Pour Johan Rochel, la marge de manœuvre est bien présente. Par exemple, un pays peut fortement influencer les conditions des migrants lorsqu’ils sont dans le processus de demande d’asile : les faire vivre dans la précarité ne contribue pas à la prospérité de la Suisse.

Evoquant l’afflux massif de réfugiés syriens en Europe, Philippe Wanner a tenu à relativiser les chiffres annoncé dans les médias. Contrairement aux idées reçues, les migrants syriens ne sont pas majoritaires parmi le nombre total de migrants en Europe.

De manière plus générale, plusieurs intervenants regrettent le manque de lucidité régnant dans les discussions sur la migration : le déni de réalité (notamment la force des flux globaux) est fréquent, et les scientifiques sont très peu écoutés par le politique. Plutôt que de s’acharner à débattre des contrôles aux frontières, il faudrait placer les politiques d’intégration des migrants au cœur du débat.

Même si des politiques d’immigration plus restrictive et des contrôles accrus pourraient faire diminuer l’immigration légale, le fait est que l’immigration illégale, et par conséquent le travail au noir, augmenteraient en parallèle (si le pays reste aussi attractif économiquement qu’aujourd’hui). Johan Rochel suggère alors l’idée de délivrer plus rapidement le passeport suisse dans le but de faciliter l’intégration ; selon lui, le passeport ne devrait plus représenter le «Graal», et les procédures de naturalisation devraient donc être écourtées.

La politique genevoise en matière d’immigration a été abordée. A Genève, où 40% de la population résidente ne possède pas le passeport suisse, plus d’efforts sont faits en faveur de l’intégration (élément sur lequel on a beaucoup d’influence) qu’en faveur du contrôle de la migration (élément sur lequel on a peu d’influence). Ainsi, sur les 40 000 naturalisations en Suisse en 2015, près de 7000 ont été effectuées à Genève ; et la durée de procédure y a été réduite de 40 mois à 18 mois.

Le premier «Carrefour des idées» sera suivi par d’autres éditions, sur d’autres thématiques, au cours de l’année 2016.