La pénalisation du mariage est un thème persistant de la politique fiscale suisse. Persistant, mais point urgent : la priorité va à la réforme de la fiscalité des entreprises. Toutefois, de temps à autre, ce sujet se retrouve presque malgré lui sur le devant de la scène. Ce fut le cas récemment à l’occasion de la publication par l’Administration fédérale des contributions (AFC) de nouvelles estimations concernant le nombre de couples mariés pénalisés fiscalement au niveau de l’impôt fédéral direct (IFD). D’après cette nouvelle estimation, 750 000 couples subiraient un désavantage fiscal dans le cadre de l’IFD, alors que 767 000 autres n’auraient pas de désavantage ou seraient même avantagés.

La réaction du monde politique ne s’est pas fait attendre, car l’AFC avait publié jusqu’alors un chiffre bien inférieur de ménages pénalisés. Le PDC a immédiatement empoigné la justice pour exiger que son initiative populaire «Pour le couple et la famille», rejetée par une courte majorité en 2016, soit revotée. Le parti est d’avis qu’avec des «faits corrects», l’initiative aurait été acceptée. Mais comment mesurer précisément cette pénalisation ? Et à quel point les estimations actuelles sont-elles correctes et définitives ?

Comparaisons hypothétiques

Pour répondre à ces questions, il faut commencer par clarifier ce que l’on entend par pénalisation du mariage. En Suisse, les revenus des couples mariés sont taxés conjointement. On parle de désavantage fiscal quand la facture fiscale d’un couple marié (et donc imposé conjointement) est plus élevée que celle dont ce même couple aurait dû s’acquitter s’il avait été taxé individuellement. Ce désavantage n’étant pas directement visible sur la déclaration d’impôt, il doit être estimé. A ces fins, toute une série d’hypothèses, tant sur la situation financière des ménages que sur le système fiscal, doivent être prises en compte. Elles concernent :

  • La distribution du revenu du travail : comment le revenu est-il distribué à l’intérieur du ménage ? L’AFC suppose dans ses nouveaux calculs que 70% du revenu imposable est généré par un conjoint, 30% par l’autre.
  • Le traitement des autres sources de revenu : comment répartir entre ces mêmes conjoints le revenu d’un bien partagé, par exemple le revenu locatif d’un logement ?
  • Les déductions : comment traiter les déductions communes, par exemple celles liées aux enfants ? Est-ce que la répartition doit être proportionnelle au revenu ou est-ce que lesdites déductions doivent – comme le suppose l’AFC dans ses estimations –simplement être divisées par deux ?
  • Les prestations sociales reçues : certaines prestations sociales, comme par exemple les réductions de primes de l’assurance maladie obligatoire, dépendent de l’état civil. Afin de calculer la pénalisation du mariage, ces prestations doivent également être imputées individuellement.
  • Le modèle fiscal de référence : en général, pour effectuer une comparaison, il faut spécifier toutes les modalités d’imposition qui s’appliqueraient au cas où les couples aujourd’hui mariés étaient taxés individuellement.

Comment faut-il comprendre le terme «pénalisation du mariage» ? (Fotolia)

A qui s’applique le barème parental ?

Ces hypothèses sont loin d’être sans importance. Par exemple, l’AFC présuppose que les couples mariés avec enfants pourraient bénéficier du barème parental même s’ils étaient imposés individuellement (voir encadré à la fin de l’article). Ainsi, 185 000 des 306 000 couples mariés qui, selon l’AFC, sont actuellement pénalisés fiscalement, le sont uniquement en vertu de cette hypothèse. Or, elle reste pour le moins discutable : ailleurs, cette même AFC condamne le fait que certains couples vivant en concubinage profitent aujourd’hui du barème parental, jugeant cette pratique «contraire à l’esprit du législateur». En effet, ce barème avait été introduit en 2011 pour soulager la charge des familles monoparentales, une catégorie exposée à un risque de pauvreté accru, et non pas pour faire baisser les impôts des concubins. Et pourtant, pour l’estimation des avantages et désavantages du mariage, l’AFC n’hésite pas à appliquer systématiquement le barème parental à tous les couples avec enfants, ce qui gonfle fortement le nombre de ménages désavantagés. Cette hypothèse est d’autant plus discutable qu’en réalité seuls 5 à 10% des parents avec enfants vivent en concubinage – malgré l’avantage fiscal.

Approche alternative

Les estimations officielles continuent en outre à négliger l’impact des cantons et des communes ; or ceux-ci se taillent la part du lion de l’impôt sur le revenu en Suisse. Il y a en outre de bonnes raisons de croire que la pénalisation du mariage – si pénalisation il y a – est surtout prononcée au niveau fédéral, les barèmes de l’IFD étant plus progressifs. En revanche, au niveau cantonal et communal la pratique du splitting entre époux est très répandue. Cette pratique élimine non seulement toute pénalisation du mariage, mais elle crée souvent un bonus.

Une première évaluation d’Avenir Suisse avait ainsi estimé que, dans son ensemble, le système fiscal suisse engendre une pénalisation systématique du mariage seulement pour les ménages disposant de plus de 13 000 francs de revenu par mois. Ces couples mariés, qui représentent environ 20% des ménages d’actifs, versent environ 600 millions d’impôts de plus que des couples de célibataires à revenu égal. Les autres 80% bénéficient, eux, d’un bonus. Toutes classes de revenu confondues, un bonus de mariage de 160 millions de francs est même comptabilisé. Au regard de ces chiffres, il ne peut donc pas être question d’une discrimination fiscale systématique des couples mariés en Suisse.

Imposition individuelle comme solution

Le passage à l’imposition individuelle permettrait d’établir un système neutre par rapport à l’état civil. Ce modèle est déjà pratiqué par la majorité des pays de l’OCDE, où il a contribué à l’augmentation du taux d’activité des femmes. En Suisse, c’est encore de la musique d’avenir. Pour l’instant, les plans de la Confédération pour la réforme de l’imposition de la famille sont suspendus à cause des recours évoqués précédemment. Espérons que ce temps sera utilisé pour obtenir une transparence maximale sur toutes les facettes de l’imposition des familles.

Le barème parental dans le cas de l’imposition fédérale directe

Sous le régime fiscal actuel, les couples vivant en concubinage et ayant des enfants peuvent aussi – sous certaines conditions – bénéficier du barème parental. Concrètement, le parent ayant le revenu le plus élevé est imposé selon le barème parental, alors que le revenu de l’autre parent est taxé au tarif des célibataires. Cette pratique peut générer des avantages fiscaux, car le barème parental est le plus favorable des trois barèmes de l’IFD. Il se compose du barème pour personnes mariées, moins une réduction d’impôt de 251 francs par enfant.

Une version allemande de ce texte est parue le 11 juillet 2018 sur le blog du centre BFH pour la sécurité sociale intitulé «Knoten & Maschen».