Les juristes interprètent l’immigration en premier lieu comme un droit: le législateur décide des possibilités et des limites de l’immigration. Les économistes, par contre, tendent à la définir également comme un bien au sens économique. L’immigration profite aux entreprises, qui peuvent couvrir plus facilement leurs besoins de main-d’œuvre, du point de vue tant quantitatif que qualitatif. Inversement, les immigrés en profitent aussi, sinon ils ne viendraient pas. Enfin, l’ensemble de la société en profite lorsque la performance économique et la productivité de l’économie nationale augmentent. Inversement, la société supporte les éventuels aspects négatifs de l’immigration, comme le quasi proverbial «stress lié à la densité».
La création d’un marché explicite pour les droits d’immigration représente une solution évidente pour, d’une part mieux impliquer la collectivité dans l’utilité de l’immigration et, d’autre part diriger l’immigration le plus efficacement possible. La proposition de munir les droits d’immigration d’une étiquette de prix provient à l’origine de Gary S. Becker, Américain lauréat du prix Nobel d’économie. Dans son modèle, l’État organise une adjudication lors de laquelle il intervient en tant que fournisseur de visas de travail ou de séjour. Les immigrants potentiels offrent dans une procédure d’adjudication le montant qu’ils sont prêts à payer pour l’acquisition d’un visa. Dans le cadre d’une procédure simple, les offres remises par lettre sont recueillies et classées par montant. Les visas proposés sont attribués au plus offrant, mais le prix est le même pour tous – correspondant à l’offre la plus basse qui qualifie encore pour un visa. Un tel modèle d’adjudication permet à l’État un contrôle précis de l’immigration (légale). Il détermine finalement le nombre de visas adjugés – donc l’étendue du contingent annuel d’immigrants. Ainsi, l’État génère également un revenu, qu’il peut affecter par exemple à la baisse des impôts ou à l’extension des infrastructures.
Le système d’adjudication représenté n’a encore jamais été appliqué dans aucun pays, et les expériences pratiques font donc défaut. Mais, du moins théoriquement, il présente des avantages par rapport aux formes administrées du contrôle de l’immigration:
- Formation supérieure: la disposition à payer maximale pour l’acquisition d’un visa est présentée surtout par ceux d’entre les immigrants potentiels qui attendent avec une grande sécurité un engagement et un salaire élevé, en raison d’une formation relativement bonne. Le système garantit donc que la structure de l’immigration s’oriente étroitement sur les besoins de l’économie dans le pays de destination.
- Intérêt d’économie nationale: pour les immigrants, l’acquisition d’un permis permanent de travail et de séjour représente un investissement à long terme. Ils n’orientent pas leur disposition à payer uniquement en fonction des possibilités à court terme sur le marché de l’emploi. Ils doivent plutôt se demander si leurs aptitudes sont également demandées à long terme sur le marché de l’emploi du pays de destination. La démographie ou le niveau d’instruction par exemple jouent un rôle important à cet égard. Parce que les immigrants tiennent compte de tels aspects, leur structure s’oriente également sur les besoins à long terme de l’économie nationale.
- Immigrants jeunes: parce que l’acquisition d’un visa représente un investissement, la disposition à payer des immigrants augmente avec la durée de l’amortissement possible. Les jeunes immigrants ont automatiquement une disposition accrue à payer, puisqu’ils peuvent escompter une durée d’activité lucrative plus longue.
- Intégration sociale: en plus des besoins économiques, il existe également des objectifs sociaux. Ceux-ci englobent en particulier l’intégration des immigrants. Le modèle de l’adjudication soutient cet objectif, car les immigrants qui restent pendant longtemps et qui veulent s’intégrer dans leur nouveau pays présentent une disposition à payer plus élevée pour l’acquisition du visa.
Immigration de pays plus pauvres
On s’oppose souvent à l’idée d’un contrôle de l’immigration basé sur le prix et, partant, à une adjudication, en invoquant le fait que les immigrants de pays pauvres seraient défavorisés, ne pouvant se payer le visa. Mais en réalité, le système favorise même plutôt l’immigration des pays pauvres. En effet, la règle est en principe que la disposition à payer pour un visa augmente à mesure que le différentiel de salaire entre le pays d’origine et le pays de destination est important. Par ailleurs, puisque le retour dans un pays d’origine plus pauvre est moins attractif, ces immigrants ont une perspective à plus long terme, ce qui augmente leur disposition à payer dans le cadre de l’adjudication.
Bien entendu, ceci présuppose qu’un immigrant puisse présenter les moyens financiers pour l’acquisition du visa. Becker propose un genre de bourse pour les immigrants. Un immigrant pourrait rembourser au fil des années le crédit qui y est lié. Un point faible de cette approche consiste en ce qu’elle présuppose un système pour l’octroi du crédit. Si celui-ci est administré ou soutenu par l’État, il faut des critères d’attribution, ce qui rapproche indirectement le système d’adjudication d’un système à points. À titre de variante, les immigrants potentiels pourraient conclure à l’avance des contrats avec leurs employeurs. Ceux- ci avanceraient le crédit et l’amortiraient par le biais du travail fourni par l’immigrant (ou de retenues correspondantes sur le salaire). En cas de changement de poste, l’immigrant devrait rembourser son crédit. On pourrait objecter que l’immigrant se lie unilatéralement à son employeur et qu’il est «à la merci» de celui-ci. À y regarder de plus près, c’est plutôt le contraire qui est vrai: l’employeur doit s’efforcer de garder son collaborateur dans l’entreprise afin que celui-ci amortisse le crédit. En effet, dans le pire des cas, il refuse le travail, provoque un licenciement, devient chômeur ou émigre.
Objectifs et structure d’un système d’adjudication en Suisse
Le modèle de Becker est de nature générale, mais il est marqué par les défis propres aux États-Unis. Un transfert au contexte suisse nécessite donc quelques spécifications. À l’inverse d’autres économies nationales, règne en Suisse depuis quelques années pratiquement le plein emploi. La libre circulation des personnes avec l’UE n’a pas entraîné de forte hausse du chômage. L’immigration était manifestement surtout un résultat d’un besoin croissant de main-d’œuvre dans l’économie intérieure. Ceci se répercute également dans la composition de l’immigration: depuis les années 1990, la part des immigrants à formation supérieure a augmenté. Mais c’est précisément en raison du plein emploi effectif que les entreprises ne recherchent pas uniquement des travailleurs au plus haut niveau de formation. Des secteurs comme l’agriculture, le tourisme, l’hôtellerie/restauration ou la construction ne trouvent pas suffisamment de nationaux et sont tributaires d’immigrants aux qualifications inférieures. En outre, l’immigration de personnes à qualifications moyennes, par exemple les spécialistes des soins, est également significative.
Contrairement aux États-Unis, un contrôle de l’immigration en Suisse ne saurait donc pas se focaliser uniquement sur la sélection de personnes à formation supérieure. Dans le contexte suisse, un modèle d’adjudication devrait tenir compte de différents objectifs:
- premièrement, il devrait tenir compte des besoins et structures très hétérogènes de l’économie.
- deuxièmement, il devrait préserver dans la mesure du possible l’efficacité et les avantages du système d’adjudication.
- troisièmement, il devrait être structuré de la manière la plus neutre possible pour la concurrence.
- quatrièmement, il devrait également tenir compte des exigences sociales concernant l’intégration.
La situation particulière en Suisse influence non seulement les objectifs, mais aussi l’aménagement d’un système de contrôle de la migration basé sur l’adjudication:
- différenciation: les visas ou contingents sont-ils mis aux enchères de manière différenciée, p. ex. par secteurs, cantons, etc. ?
- offrants: sont-ce les immigrants eux-mêmes ou les entreprises (qui pour leur part affichent un besoin d’immigration) qui enchérissent dans la procédure d’adjudication? Qui est propriétaire du visa?
- durée: un visa représente-t-il un permis de séjour et de travail illimité, ou est-il limité dans le temps?
- négoce: les visas adjugés devraient-ils être négociés sur des marchés secondaires ou sont-ils exclusivement liés à une personne?
Prix de l’immigration en Suisse
La détermination des entreprises – le cas échéant – pouvant à l’avenir recruter de la main-d’œuvre étrangère dépend en premier lieu du prix de l’immigration. Dans le système d’adjudication, ce prix se constitue selon l’offre et la demande. Comme expliqué, la demande équivaut à la disposition à payer des immigrants ou des entreprises auprès desquelles ceux-ci sont employés. Ceci dépend pour leur part de la contribution potentielle au bénéfice ou de la création de valeur d’un travailleur. Une importante création de valeur par collaborateur est présentée par exemple par des prestations de services financiers, des assurances, le commerce de gros (p. ex. le commerce de matières premières) et l’industrie pharmaceutique. Il en est de même des domaines particulièrement capitalisés du secteur (semi-)public comme les transports et l’énergie (v. graphique).
Dans la compétition par adjudication, les secteurs ou les immigrants de secteurs à faible création de valeur par place de travail (p. ex. tourisme, agriculture) possèdent moins d’atouts. Ils orienteront leurs offres sur cette création de valeur plus basse, raison pour laquelle la chance d’attribution d’un contingent d’immigration est plus petite. Mais cela ne signifie pas que ces secteurs ne peuvent recevoir aucun contingent. Finalement, le prix équivalent ne dépend pas seulement de la demande, mais aussi de l’offre. Si les contingents adjugés annuellement sont mesurés généreusement, le prix d’adjudication sera terminé par une offre basse, par exemple celle d’un collaborateur de l’agriculture. En d’autres termes, plus le contingent d’immigration total est bas et plus le besoin proportionnel de travailleurs est important dans les secteurs à forte création de valeur, plus le prix d’adjudication est élevé.
Cependant, cette analyse est statique. Elle part du principe que ni le niveau des salaires en Suisse ni la structure de l’économie ne changent considérablement. Le plein emploi augmente tendanciellement le niveau des salaires par une limitation de l’immigration: les personnes employées en Suisse profiteront du renchérissement des travailleurs étrangers pour imposer leurs propres prétentions salariales plus élevées. Cela entraînerait une perte d’attractivité pour la Suisse en tant que site de production. Naturellement, cet effet dépend de la hauteur du prix d’adjudication. Les entreprises à forte mobilité internationale échapperaient aux prix d’adjudication (très) élevés et aux salaires en hausse en déplaçant leurs activités à l’étranger. Une mobilité de ce genre est présentée surtout par des secteurs à forte création de valeur, p. ex. les banques ou le commerce de gros. De nombreux secteurs à création de valeur plus basse – comme le tourisme, l’hôtellerie/restauration, la construction et l’agriculture – ne peuvent par contre pas échapper aux coûts de travail supérieurs.
Plus forte disposition à payer dans le service public
Sont défavorisées de façon similaire, du moins à première vue, les entreprises du service public proches de l’État (transports publics, Poste, énergie, santé) ou l’administration publique elle-même. Ces entreprises ne peuvent pas non plus échapper aux coûts plus élevés du travail en déplaçant leur production à l’étranger. Mais les inconvénients qui y sont liés sont limités. Dans ces secteurs, une partie des dépenses est couverte par le budget public (donc par les impôts) et seule une partie des revenus provient de prestations à tarifs réglementés, basés sur les coûts. Par conséquent, ils peuvent répercuter relativement facilement les frais accrus pour le travail.
Dans le cadre des adjudications, ces entreprises présenteront une disposition accrue à payer. De toute façon, dans certains secteurs proches de l’État, la disposition à payer serait probablement supérieure à la moyenne en raison de la création de valeur relativement élevée. Mais cela signifie que, plus la demande des secteurs proches de l’État (réglementés) de travailleurs étrangers est élevée, plus le prix d’adjudication équivalent l’est aussi. Ceci serait particulièrement délicat si la demande de travail d’entreprises proches de l’État déterminait même le prix de l’adjudication. En pareil cas, les effets d’éviction dans l’économie privée seraient prononcés.
Différenciation critique des contingents
Une réponse possible à l’hétérogénéité des besoins et des dispositions à payer représente une différenciation spécifique au secteur des contingents ou adjudications. Les prix d’adjudication équivalents se forment désormais par secteur. Mais l’inconvénient est manifeste: plus le système est différencié (contingents partiels par secteur, sous-secteur, etc.), plus le modèle d’adjudication se rapproche d’un système administré. Finalement, ce sont les politiciens qui doivent décider au sujet des contingents partiels. Si, pour des raisons politiques, le contingent partiel des secteurs à faible création de valeur est mesuré généreusement, les prix d’adjudication augmentent dans les secteurs à forte création de valeur, qui pour leur part réagissent par une émigration. Il en est de même pour une différenciation régionale, dans laquelle les contingents partiels sont répartis entre les cantons. Cela tient certes mieux compte des intérêts régionaux, mais il en résulte à nouveau une lutte politique de répartition des contingents partiels, avec la même inefficacité en cas de surpondération de régions où la création de valeur est très faible. Une adjudication séparée pour les secteurs étatiques ou proches de l’État se justifierait le mieux. Cela permettrait d’empêcher que sa disposition à payer «artificiellement accrue» ne compromette l’efficacité du marché.
Mais en principe, la règle est que, du point de vue de l’économie globale, un système qui centralise l’adjudication de toutes les autorisations d’immigration est avantageux. Pour tenir compte des différents intérêts régionaux, les revenus de l’adjudication centralisée pourraient en revanche être répartis entre les cantons selon un barème.
Il y aurait de nouveau une lutte pour la répartition des revenus, mais cela ne perturberait pas l’efficacité du système d’adjudication. Une direction similaire serait suivie par un système qui attribuerait gratuitement aux entreprises ou aux cantons un premier stock de contingents, mais qui admettrait ensuite un négoce avec les «visas» (voir aussi plus loin dans le texte). De ce fait, les contingents reviendraient en fin de compte dans les secteurs et régions présentant la plus forte disposition à payer. Toutefois, si le premier stock était relié dans le cadre de ce grandfathering au nombre d’emplois ou à la part actuelle des travailleurs étrangers, il en résulterait des effets distorsifs sur la concurrence et conservateurs de la structure. Des entreprises nouvellement fondées ou arrivant de l’étranger seraient plutôt défavorisées, car elles ne profiteraient pas de droits octroyés gratuitement pour l’engagement d’étrangers
Entreprises, immigrants et adjudication
Il faut en outre clarifier la question de savoir si les immigrants eux-mêmes ou l’entreprise participent à l’adjudication. À première vue, cet aspect du régime d’adjudication ne joue pas un rôle pertinent. Si l’immigrant paie le prix de l’adjudication et acquiert le visa, il exigerait de l’employeur suisse un salaire qui le dédommage des frais supplémentaires. Inversement, l’employeur s’efforcerait de compenser ses frais supplémentaires par le biais d’un salaire plus bas versé au travailleur. Dans les deux cas, l’étendue de la réussite de la répercussion dépend de la situation sur le marché de l’emploi en Suisse et à l’étranger.
Si seules des entreprises nationales peuvent participer aux adjudications, les indépendants ou entreprises étrangers voulant s’établir en Suisse sont défavorisés. Cela exclurait aussi les immigrants qui ne viennent pas en Suisse dans l’intention d’exercer une activité lucrative, mais qui présentent néanmoins une disposition à payer (p. ex. regroupement familial, rentiers). Un système ouvert et admettant tous les acteurs aux adjudications serait plus neutre du point de vue de la concurrence. Cela laisse une marge de manœuvre pour des accords entre employeurs et immigrants sur le financement du prix de l’adjudication ou la prise en compte du regroupement familial. Indépendamment du processus d’adjudication, les visas pourraient être attribués administrativement aux personnes physiques.
Efficacité du négoce versus objectifs d’intégration
La question de savoir quelle durée de validité les visas doivent avoir et s’ils peuvent être négociables, par exemple sur un marché secondaire, est contestée. Les aspects sont interdépendants, car la possibilité d’une revente des visas acquis dans l’adjudication a tendance à aller de pair avec une durée de séjour plus courte. Un immigrant reçoit, au travers du négoce du visa, une option d’émigration. Contrairement au modèle de Becker, il peut orienter son engagement sur des intérêts à court terme. L’admission du négoce favorise ainsi des immigrants qui ne souhaitent pas rester longtemps, mais aussi ceux de pays plus riches, car pour eux une migration de retour est plutôt possible et judicieuse.
Tant le négoce des visas que la limitation dans le temps (p. ex. six mois, un an, cinq ans, etc.) se heurtent donc à l’objectif sociopolitique de l’intégration des immigrants. Du point de vue économique, l’effet serait ambigu. D’une part, les entreprises pourraient adapter leur besoin de main-d’œuvre de manière plus flexible à la situation économique changeante. Du fait du négoce ou de la limitation dans le temps, le risque des «investissements» dans les immigrants diminue. D’autre part, un système avec limitation dans le temps serait défavorable aux secteurs qui souhaitent maintenir leurs travailleurs à long terme, ce qui s’applique plutôt aux secteurs à création de valeur intensive. Ils devraient veiller à des prolongations permanentes de visa, qui seraient liées non seulement à des dépenses, mais aussi à des risques financiers. Là aussi, une approche consisterait à différencier les visas ou les adjudications. Toutefois, cela conduirait à nouveau, comme déjà expliqué, à une lutte pour la répartition entre les secteurs.
Conclusion
Le système de l’adjudication est efficace dans la mesure où il dirige l’immigration vers les secteurs à création de valeur intensive. Il est également capable de favoriser l’objectif sociopolitique de l’intégration. Mais l’efficacité dépend considérablement de l’aménagement concret. Une différenciation précise et politiquement motivée des contingents – p. ex. par secteurs ou cantons – rapproche le système des instruments administrés. Mieux vaut une adjudication centralisée pour toute la Suisse, dont les revenus seraient répartis selon un barème entre les régions. Il incomberait donc aux cantons et aux communes de la répercuter par le biais de réductions d’impôts ou de redevances. Dans le meilleur des cas, il faudrait organiser pour la demande étatique ou proche de l’État d’immigrants une adjudication spécifique, afin que leur disposition à payer, «artificiellement accrue», ne compromette pas l’efficacité du marché.