Le 30 septembre 2020, Avenir Jeunesse et Azuni ont organisé un World Café à Genève dédié au futur de la citoyenneté à l’ère numérique. Les enjeux de délibération en ligne ont été un des grands thèmes de cet événement, avec les intervenants Alexander Barclay (Genève Lab), Eduardo Belinchon (Policy Kitchen), Stéphane Decrey (Opération Libero) et Kaya Pawlowska (Collectif genevois de la grève des femmes*).
Avec la numérisation croissante de nos sociétés, les formes de délibération démocratique évoluent : jadis tenus au bistrot du coin ou sur la place du marché, les débats se déplacent de plus en plus dans l’espace numérique – notamment sur les réseaux sociaux. En parallèle, des nouvelles formes de participation citoyenne apparaissent en ligne et permettent de repenser le lien entre gouvernants et gouvernés. C’est autour de ces deux grands axes que se sont structurés les échanges proposés par Avenir Jeunesse.
Réseaux sociaux : entre risques de polarisation et potentiels d’émancipation
Contrairement aux informations d’un média traditionnel, celles diffusées sur des réseaux sociaux comme Facebook ou Instagram varient d’un utilisateur à l’autre en fonction des personnes ou groupes auxquels celui-ci est abonné et en fonction de ses «préférences», telles que les interprètent des algorithmes au fonctionnement souvent opaque.
Dans ce contexte, l’apparition des réseaux sociaux est souvent perçue comme la source des maux affligeant les démocraties libérales, notamment la polarisation croissante de la politique ou la montée des populismes. Il leur est reproché d’exposer les individus à des informations confirmant leur vision du monde, de faciliter la diffusion d’informations non vérifiées (les hoax d’hier ou les fake news d’aujourd’hui), de permettre aux politiciens d’adapter leurs messages pour des segments ultraciblés de la population ou encore de renforcer le sensationnalisme au détriment de la raison. Au contraire, on a tendance à oublier les espaces de liberté qu’ils ont su générer, en contribuant à déverrouiller un paysage médiatique autrefois contrôlé par un petit nombre d’acteurs, ou à favoriser les pro-démocrates, comme cela a été le cas lors des Printemps arabes ou plus récemment à Hong-Kong.
Quelle est l’ampleur des risques posés par les réseaux sociaux ? Dans sa publication de 2019 «Une démocratie directe numérique», Avenir Suisse avait déjà relevé que seuls 9% des Suisses considéraient les réseaux sociaux comme source principale d’informations politiques. L’incontournable brochure de votations ou les discussions en famille ont encore de beaux jours devant eux. Le sondage spontanément lancé lors de la discussion par Kaya Pawlowska, une des responsables de la communication du collectif genevois de la grève des femmes*, et Stéphane Decrey, responsable de la communication romande pour Opération Libero, confirme cette tendance : aucun des participants ne considère les réseaux sociaux comme sa principale source d’informations. Le manque de confiance à leur égard est cité par plusieurs comme un frein majeur à une utilisation accrue.
Les réseaux sociaux comme espace de formation de communautés
A défaut d’avoir évincé les médias traditionnels, les réseaux sociaux facilitent le rassemblement de citoyens partageant les mêmes affinités ou préoccupations. Kaya Pawlowska donne comme exemple la page Facebook de la grève des femmes* genevoise : avec environ 6000 abonnés, celle-ci est devenue une véritable communauté rassemblée autour d’un même enjeu politique. Pour elle, la page n’est pas seulement un moyen pour l’organisation de relayer de l’information, mais permet aux abonnés d’échanger leur propre contenu. Cette «bidirectionnalité» emblématique des réseaux sociaux facilite non seulement le travail de production de contenu mais permet aussi de faire vivre et grandir la communauté.
A contre-courant de ce discours, la majorité du public a déclaré n’avoir qu’une utilisation passive des réseaux sociaux. Il s’est cependant avéré que beaucoup de personnes ne considéraient pas un «like» comme une utilisation active, alors que celui-ci est un des indicateurs clés du succès et de la légitimité d’une publication, en sus d’autres critères comme le nombre d’abonnés ou de personnes atteintes par un contenu donné.
Il existe toutefois différents objectifs pour chaque réseau social, nuance Stéphane Decrey. Sur Twitter, l’idée est d’atteindre les faiseurs d’opinion, comme les journalistes ou les politiciens. Sur Facebook, l’un des objectifs est de collecter des adresses électroniques, par le biais de liens renvoyant vers des pétitions ou des infolettres. Ces adresses sont une véritable ressource, car les internautes réagissent davantage à des courriels qu’à des contenus de réseaux sociaux. Cette stratégie n’est en revanche pas viable sur Instagram, où il n’est pas possible de partager facilement des liens. Là, il s’agira bien davantage de faire connaître «sa marque» et de «gagner les esprits et les cœurs».
A défaut d’échapper à l’effet «caisse de résonnance» des réseaux sociaux, les utilisateurs peuvent ainsi facilement former des communautés centrées sur un thème d’intérêt commun. La question de savoir si ces communautés contribuent à faire société ou la fragmentent davantage reste encore ouverte à ce stade.
La promesse d’une démocratie plus participative
Le «déverrouillage» de l’espace public n’affecte pas seulement les médias, mais également le monde politique. Avec la numérisation, de nouvelles possibilités s’offrent aux citoyens de s’impliquer davantage dans les processus politiques.
Au-delà de la récolte électronique de signatures et du vote électronique, souvent médiatisés, la co-création de projets, législatifs ou non, a actuellement le vent en poupe. Alexander Barclay, du Genève Lab de l’administration genevoise, a présenté la plateforme de participation citoyenne participer.ge.ch. Lancée en 2019, celle-ci permet à la population notamment de faire des propositions dans des projets lancés par le Canton. Ce site est basé sur Decidim, une infrastructure open source utilisée entre autres par les villes de Barcelone, Helsinki ou Lille.
De tels outils sont également développés par la société civile afin d’encourager la diffusion de nouvelles idées. Un exemple est donné par Policy Kitchen, une plateforme du think tank foraus permettant à tout citoyen intéressé de formuler et développer des solutions aux défis de la politique étrangère suisse. Eduardo Belinchon explique que ce projet est motivé par la conviction que l’intelligence collective (crowd intelligence) permet de faire émerger des idées innovantes contribuant à résoudre les défis auxquels une société est confrontée.
De telles plateformes sont récentes. L’enjeu pour elles sera de se perfectionner, de se faire connaître et de réussir à suffisamment mobiliser pour gagner en légitimité. Le fait que de nombreux participants ignoraient l’existence de participer.ge.ch ou Policy Kitchen révèle la difficulté de la tâche. Une piste de solution proposée lors des discussions est le recours au phygital – une combinaison d’événements physiques et digitaux. En organisant des événements physiques, toute organisation peut faire connaître sa plateforme et faciliter la création de lien social, ce qui augmente les chances que des groupes se forment et continuent ensuite à collaborer en ligne.
Si la participation sur ces plateformes demande un engagement tout autre que sur les réseaux sociaux, celle-ci a le mérite de dégager des idées et des propositions de qualité à l’attention des gouvernants, ou encore d’améliorer leurs projets. Loin de rivaliser, réseaux sociaux et plateformes participatives remplissent des fonctions complémentaires cruciales pour une démocratie vivante et épanouie.
Découvrez l’article consacré à l’autre enjeu de ce World Café : l’avènement d’une identité numérique pour la population suisse et sa valeur ajoutée.