Gavé de sinistres prophéties dans lesquelles des gadgets aliénants de science-fiction côtoient les pires avertissements de singularité technologique, l’imaginaire collectif anticipe avec beaucoup de craintes les effets de la numérisation. Pourtant, un état des lieux révèle une réalité bien éloignée de cette dystopie angoissante. A l’initiative d’Avenir Suisse, trois acteurs de terrain se sont réunis à Lausanne le 17 septembre 2019 : Nathalie Nyffeler, Professeure et responsable du master Innokick à la HES-SO, Guillaume DuPasquier, cofondateur de DomoSafety, une entreprise active dans le maintien à domicile des seniors et proposant des applications utilisées par les médecins, ainsi que Jan Ellerbrok, Chief IT and Digital Transformation Officer de Vaudoise Assurances. Ensemble, ils ont discuté des interactions concrètes entre la technologie d’une part, les consommateurs et les employés d’autre part.

La technologie n’est un succès que si elle est adoptée

Jérôme Cosandey, directeur romand d’Avenir Suisse, a ouvert les discussions en évoquant la persistance de ces images anxiogènes, renforcées par des études comme celle publiée en 2013 par l’Université d’Oxford. Cette dernière avait fait couler moult encre en estimant à 47% le nombre d’emplois prochainement menacés par les progrès de l’automatisation aux Etats-Unis. Dès lors, un rappel des faits s’imposait : malgré les fortes avancées numériques, le chômage en Suisse reste au plus bas, les salaires réels ont augmenté pour tous les niveaux de revenus, et la répartition de la création de valeur entre revenu du capital (dividendes) et du travail (salaires) reste constante. Autrement dit, même si la numérisation transforme notre société, elle n’a pas à ce jour renversé notre équilibre social et bouleversé le marché de l’emploi.

Nathalie Nyffeler, Guillaume DuPasquier et Jan Ellerbrok débattent à notre Carrefour des idées sur la numérisation, modéré par Jérôme Cosandey. Darius Farman

A fortiori, la progression du numérique et des nouvelles technologies ne tombe pas du ciel. Elle est le fruit d’un processus complexe, rencontre souvent des résistances multiples et fait l’objet de réappropriations de la part de ses utilisateurs. In fine, son succès dépend en grande partie de la valeur ajoutée que ceux-ci lui accorderont.

Sur ce point, tous les intervenants ont été unanimes, citant de nombreux exemples issus de leur propre expérience de terrain. Nathalie Nyffeler a relaté l’idée de l’entreprise Felco, qui désirait développer un robot de pointe pour tailler la vigne. «Or, la taille est considérée comme une étape essentielle de la création d’un bon vin. Les vignerons tiennent à accomplir cette tâche eux-mêmes ». Le respect de la logique du client est essentiel pour la création de valeur et pour garantir l’adoption d’une application ou d’un produit. Abondant en ce sens, Guillaume DuPasquier a relevé non seulement l’importance de la valeur ajoutée de l’offre numérique, mais aussi de la crédibilité de ceux et celles qui la mettent en avant. Ainsi,  l’acceptation de ses produits est devenue plus facile dès que les médecins se sont rendu compte de leur valeur ajoutée d’un point de vue médical et ont donc encouragé leurs patients à y faire recours. Jan Ellerbrok a relevé que cette logique est la même pour les employés confrontés à une nouvelle innovation (technologie ou processus) proposée par l’entreprise.

Comment innover : six pistes à suivre

Premièrement, l’erreur de «myopie marketing» (du nom d’un article de Theodore Levitt publié en 1960) est commise encore trop souvent aujourd’hui: pour se porter mieux, les entreprises ne doivent pas se concentrer sur la mise en avant des technologies de leurs produits, a rappelé Nathalie Nyffeler, mais sur la satisfaction des besoins des clients.

Deuxièmement, les défis rencontrés par les nouvelles technologies en matière de réception et d’adaptation sont globalement similaires, indépendamment de leur nature numérique ou analogique. Seule différence de taille, les innovations numériques doivent satisfaire les exigences croissantes des clients en matière de respect de la sphère privée et de la protection des données. En particulier, la possibilité de pouvoir en tout temps se déconnecter et/ou éteindre l’appareil a été citée comme un facteur de réussite important. Pas question d’un télécran orwelllien impossible à débrancher ! L’anecdote partagée avec humilité par Guillaume DuPasquier, dont l’entreprise a retrouvé certains de ses capteurs dans les tréfonds de la fontaine du village, en fournit un exemple éclatant. Dans un autre registre, Jan Ellerbrok a évoqué les résistances vis-à-vis de l’identité numérique (e-ID) et du débat sur l’entité qui devrait être en charge de l’administration de ces données (Etat ou prestataire privé). L’aspect technologique est secondaire, la confiance dans les institutions est clé.

Troisièmement, il est important de relativiser le mythe de «l’avantage du premier arrivé» («first mover advantage»). Ce n’est pas toujours le premier arrivé qui gagne, mais celui qui propose le meilleur produit.  Comme cela a été relevé lors des échanges avec le public, Blackberry et Nokia avaient déjà lancé des écosystèmes d’applications mobiles avant Apple, sans jamais rencontrer le succès qu’a eu l’iPhone à sa sortie.

Quatrièmement, une innovation rencontre souvent plus de succès lorsqu’elle est déployée de manière progressive. Introduire successivement des nouvelles fonctionnalités permet aux utilisateurs de se familiariser avec une nouvelle technologie, de l’apprivoiser. De surcroît, une innovation graduelle a l’avantage de créer de nouveaux usages, qui à leur tour créeront de nouvelles possibilités d’innovation. A l’inverse, un changement trop brutal ou trop rapide risque de provoquer une levée de boucliers et de durablement entraver le processus d’innovation, indifféremment que celui-ci s’adresse à des employés ou à des clients.

Cinquièmement, l’organisation interne du département de recherche et développement est essentielle pour favoriser l’innovation. Recourant à la métaphore, Jan Ellerbrok la compare à la perle, qui n’est formée qu’au terme d’un long processus d’accrétion entre plusieurs éléments complémentaires, avant de s’ouvrir au monde et briller. La formation de ce « joyau nacré» dépend non seulement d’une stratégie organisationnelle judicieuse, mais également des employés, qui en sont les artisans.

Cela mène au sixième et dernier constat (et non des moindres) : la formation continue est aujourd’hui plus importante que jamais. L’enjeu de la «fracture numérique», qui sépare les générations à l’aise avec le numérique de celles qui le sont moins, a été évoqué. Cette fracture ne dépend d’ailleurs pas seulement de l’âge des utilisateurs. Si l’entreprise aspire à répondre aux besoins en constant changement de la clientèle, elle doit donc encourager les employés à faire évoluer leur travail. «Les clients n’acceptent plus un produit qui se base sur une technologie veille de cinq ans, mais les collaborateurs aimeraient répondre aux besoins de leurs clients avec les mêmes outils et processus que cinq ans auparavant,» selon Jan Ellerbrok. Lors des échanges avec l’assistance, de nombreuses voix ont également déploré la rigidité des programmes de formation continue actuels. Un constat partagé par Nathalie Nyffeler : «Aujourd’hui, personne ne sait quel tournant sa carrière va prendre dans les deux ans à venir. Mais les cursus d’Executive MBA ou CAS, souvent très chers, s’étalent sur plusieurs années et permettent peu de flexibilité».

Dans tous les cas, et sauf rares exceptions d’innovation «disruptive», l’innovation se déploie dans le temps long.  Elle nécessite de surmonter les résistances initiales des utilisateurs ainsi que d’apporter une véritable valeur ajoutée pour être adoptée. Le jour où nous aurons des robots, c’est parce que nous l’aurons bien voulu.