À notre époque, on la qualifierait de CEO. Elle apparaîtrait régulièrement parmi les personnalités les plus influentes de Suisse et y ferait bonne figure. Au XIIIe siècle, Élisabeth von Wetzikon est appelée «Hohe Frau von Zürich» (Noble Dame de Zurich). En tant que princesse-abbesse du couvent de Fraumünster, elle est souveraine de la cité au bord de la Limmat, soit princesse d’Empire avec tout le prestige que lui confère cette fonction.
Durant les 28 années du gouvernement d’Élisabeth (1270-1298), le couvent de nobles dames est à son apogée. Élisabeth administre de vastes terres qui vont jusque dans l’actuel canton d’Uri. La Confédération ayant été fondée à cette période, il n’est pas étonnant qu’Élisabeth y ait, grâce à un réseau étendu de relations avec les hommes puissants de l’époque, joué un rôle, même indirect. Elle entretient notamment des contacts avec le chevalier Arnold Meier von Silenen, Landammann d’Uri, sous le mandat duquel est scellée l’alliance d’Uri et Schwytz avec Zurich.
À Zurich même, Élisabeth surveille l’élection du maire et de son suppléant, elle accorde le droit de marché, de monnaie et de tonlieu (péage), fixe les poids et mesures et gère le «Secrétariat général» de la ville. Membre du clergé, elle a néanmoins plus d’une souveraine que d’une aumônière. Les quelque 140 actes conservés de son époque en attestent. Chaque transfert de propriété ayant lieu sur son territoire se fait sous son contrôle. Par ailleurs, la princesse-abbesse exerce un rôle représentatif. Quatre ans seulement après sa prise de fonction, elle a l’immense honneur d’accueillir le roi Rodolphe de Habsbourg, qui prend ses quartiers au Fraumünster.
Élisabeth est donc bien plus qu’une administratrice exceptionnelle. Elle entretient des relations avec les milieux intellectuels et son goût pour les belles choses nous permet de bénéficier aujourd’hui de son héritage culturel. Le XIIIe siècle est l’époque des troubadours. Le poète Johannes Hadlaub loue la contribution d’Élisabeth à la création du codex Manesse, un joyau particulièrement précieux du Moyen Âge, ce qui trouve un écho dans la nouvelle Hadlaub de Gottfried Keller. L’évêque de Constance, bienveillant à l’égard d’Élisabeth, et bien sûr la famille de patriciens Manesse lui auraient aussi apporté leur soutien. Aujourd’hui, la véracité des affirmations de Hadlaub est controversée.
L’empreinte laissée par Élisabeth dans l’architecture zurichoise est plus concrète. En effet, elle introduit le style gothique, qui apparaît pour la première fois dans le transept du Fraumünster. Visible encore aujourd’hui, une inscription en indique l’auteure. Le fait qu’Élisabeth ait été si impliquée dans la vie publique s’explique principalement par sa fonction, mais aussi par les mentalités de l’époque. Dans le Zürich de la fin du Moyen Âge, les femmes étaient bien intégrées dans la vie professionnelle. Au XIVe siècle, Zurich avait déjà une corporation exclusivement féminine, celle des tisserandes. Cependant, c’est la Réforme qui attribuera à la femme le rôle de maîtresse de maison dévouée.
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