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En Russie, dans le Caucase, en Chine, en Iran, en Asie centrale : affamée d’espace et de liberté, à une époque où les Etats gardaient jalousement leurs frontières, les pères leurs filles et les maris leurs femmes, Ella Maillart a parcouru le monde comme d’autres respirent, naturellement, pour rester vivante. Photographe, journaliste, écrivaine ; guide, conférencière… Autant que l’audace de ses voyages, c’est son farouche besoin d’indépendance qui subjugue encore aujourd’hui, son refus des normes, et sa quête d’elle-même : partir ; c’est aussi partir à la recherche de soi-même.

On ne vit pas 93 ans sans avoir plusieurs vies. Née d’un père négociant en fourrure qui s’intéressait à son époque, et d’une mère Danoise assez excentrique pour l’emmener sur les pistes dès son plus âge, la Genevoise eut une enfance partagée entre des lectures passionnées, et le sport : de santé fragile, elle tenait à se fortifier. La petite Ella est très volontaire, très douée aussi : à 13 ans, elle gagne ses premières régates sur le Léman avec son inséparable amie Miette. Et à 16 ans, elle fonde le premier club féminin de hockey sur terre de Suisse romande, à Champel. Excellente skieuse , elle défend les couleurs de la Suisse pendant quatre ans aux Championnats du monde. Excellente navigatrice, elle cabote en Méditerrannée seule avec Miette pendant plusieurs mois, aménageant le voilier, le réparant en toute autonomie, au point que les deux jeunes femmes suscitent l’admiration là où elles passent. Les deux amies s’apprêtent même à traverser l’Atlantique mais le projet avorte quand Miette tombe gravement malade. Très déçue, Ella Maillart comprend qu’elle doit se trouver d’autres horizons.

Commence alors une vie sur terre. Ella accumule les petits boulots – dactylo, matelot, figurante, pleine d’énergie, à Londres, à Berlin. Dans la capitale allemande durement touchée par la crise de 1929, elle rencontre des Russes blancs émigrés, et a l’idée de partir en reportage dans ce nouveau pays qu’est l’URSS, que personne ne connaît. C’est la veuve de Jack London qui lui offre les 50 dollars qui vont financer une grande partie du voyage. Mais Moscou avec tous ses tracas est encore trop petit et matérialiste pour elle, qui rêve d’espace et d’authenticité; quelques mois plus tard, elle accompagne des étudiants russes vers le Caucase. Elle revient seule, en passant par la Mer Noire et la Crimée. L’éditeur parisien qui la rencontre à son retour est fasciné par cette jeune femme qui transgresse autant de codes avec autant de simplicité, et lui achète 6000 francs, une belle somme à l’époque, son récit Parmi la jeunesse russe. Paris applaudit devant le tour de force de l’intrépide Suissesse. Genève est plus circonspecte. Peu importe : Ella Maillart a désormais compris que ce serait cela, sa nouvelle vie : voyager, écrire son récit pour repartir voyager.

L’exploratrice voyagera pendant toutes les années 1930. En Asie centrale, elle partage la vie des Kirghizes, des Ouzbekes, des Kazakhs. Elle revient seul encore, avec son gros sac à dos, sans permis de voyage, ayant franchi des cols à 3000 mètres pour échapper aux contrôles. Le petit Parisien l’envoie ensuite en Mandchourie, sous domination japonaise. Elle fait route avec Peter Fleming, le frère de Ian (le père de James Bond), sur l’une des routes les plus secrètes du monde, en traversant le Tibet et l’Himalaya jusqu’à Srinagar au Cachemire indien.

Elle enchaîne ensuite avec l’Inde, l’Afghanistan, l’Iran, la Turquie. Puis elle part à Kaboul en Ford avec son amie Annemarie Schwarzenbach, qu’elle essaie de libérer de son addiction à la drogue – une expérience éprouvante qu’elle transfigure dans La voie cruelle. Chaque voyage d’ailleurs est accompagné de photos prises avec son cher Léica, voire de films, et suivi d’un livre. Ella Maillart souffre lorsqu’elle doit écrire, mais elle sait que c’est la clé de sa liberté. Sa notoriété est grande, et ses livres, à mi-chemin entre reportage, livre de souvenirs et témoignage ethnologique, sont vite traduits.
Elle passe toute la 2e Guerre Mondiale loin des champs de bataille qui l’ont toujours révoltée, en se posant en Inde. Elle suit dans un ashram les enseignements de maîtres et de sages qui achèvent de lui faire comprendre que le voyage ultime est le voyage intime, en soi, qui abat ses propres frontières.

Besoin de spiritualité, désir de retrouver des racines : quand Ella Maillart revient en Europe c’est pour s’installer dans les montagnes qu’elle aime tant, à 2000 mètres d’altitude, à Chandolin, devenu son camp de base, dans le val d’Anniviers. Elle y vit seule la moitié de l’année, pour profiter « de la première à la dernière neige » plaisantait-elle (Ella Maillart a skié jusqu’à 80 ans!). Mais rien ne résiste à l’attirance du voyage ; en 1951, c’est l’une des premières occidentales à pénétrer au Népal.

Une force de la nature infatigable, curieuse, respectueuse : pendant encore trente ans, cette passionnée qui ne cherchait pas l’exotisme mais la découverte a organisé et accompagné de nombreux voyages culturels en Asie – sa dernière grande aventure fut au Tibet, en bicyclette, en1986. On pouvait aussi la croiser en Suisse où elle donnait des conférences, signait des pétitions anti-nucléaires ou restait dans la contemplation, tout simplement.
Outre la petite quinzaine de livres qu’elle laisse, Ella Maillart a légué 16’000 clichés au Musée de l’Elysée à Lausanne.

L’ensemble des portraits des pionnières de la Suisse moderne feront l’objet d’une publication dans un livre qui paraîtra à l’automne 2014, édité par Avenir Suisse, les Editions Slatkine et Le Temps. A précommander ici.