Une femme pure, belle, inaccessible, dévouée, à l’image d’une sainte: tel est le portrait de Gilberte de Courgenay dressé par le film éponyme de Franz Schnyder. Lorsque le long métrage sort dans les salles en avril 1941, avec la toute jeune Anne-Marie Blanc dans le rôle-titre, la vraie «petite Gilberte» a déjà la quarantaine et vit à Zurich avec son époux et sa fille. Mais cela ne joue aucun rôle pour le public, dans une époque à l’atmosphère chargée de patriotisme.

Chérie par les soldats durant la Première Guerre mondiale et immortalisée dans l’une des chansons populaires les plus connues de Suisse, la fille d’aubergiste originaire de l’Ajoie est devenue le modèle féminin de la défense spirituelle du pays. Elle incarne l’idéal de la femme suisse: patriotique, serviable, belle et charmante, mais aussi polyglotte, ce qui favorise la cohésion nationale. Lorsque c’est nécessaire, elle n’hésite pas à mettre son bonheur entre parenthèses pour se consacrer aux autres. Si l’on en croit la chanson, elle connaît 300 000 soldats et tous les officiers personnellement, mais elle ne doute jamais de sa mission. Avec sa robe à col montant et ses cheveux soigneusement relevés, la Gilberte du film est aussi pure que son tablier à volants parfaitement repassé et d’un blanc éclatant. Celui qui a connu la vraie Gilberte en est fier, et parlera encore d’elle très longtemps. Alors qu’à 62 ans, Gilberte Montavon meurt des suites d’une longue maladie, l’auteur de son avis de décès dans la Neue Zürcher Zeitung se considère comme témoin de son époque. Il fait savoir aux lecteurs qu’il est en possession d’un précieux manuscrit rédigé par une femme: «À un de mes anciens et chers lieutenants les souvenirs émus de Gilberte de Courgenay». Il aurait été rédigé en 1948, sur la carte d’un restaurant lors d’un repas en présence du Général Guisan et de Gilberte.

Grâce à sa bonne humeur, Gilberte Montavon conquiert d’emblée le cœur des soldats durant la Première Guerre mondiale. Elle rend service par tous les moyens: elle recoud des boutons, tape des lettres à la machine et console les soldats qui en ont besoin. On ne peut plus charmante, elle parle l’allemand avec un accent romand et a une mémoire quasi légendaire pour ce qui est des noms et visages. Après la guerre, «la petite Gilberte» ne reste pas longtemps à pleurer pour la Suisse dans le village de Courgenay, comme le dit la chanson. En 1923, elle épouse le commerçant saint-gallois Ludwig Schneider. Il n’est pas l’un de «ses» soldats. Elle le rencontre au Tessin et part vivre avec lui à Zurich, où elle meurt en 1957. Mais le mythe perdure, même au-delà de la faillite de la fondation qui exploite l’Hôtel de la Gare à Courgenay, où elle était active. D’ailleurs, l’hôtel et le restaurant sont toujours ouverts.

L’ensemble des portraits des pionnières de la Suisse moderne feront l’objet d’une publication dans un livre qui paraîtra à l’automne 2014, édité par Avenir Suisse, les Editions Slatkine et Le Temps. A précommander ici