Jérôme Cosandey, vous êtes directeur romand d’Avenir Suisse, et à ce titre un observateur avisé de l’évolution de notre économie. Il y a à peine douze mois, les entreprises cherchaient désespérément des clients. Aujourd’hui, elles peinent à produire pour satisfaire la demande.

Vous attendiez-vous à un rebond des affaires aussi rapide et spectaculaire ?

Un effet de rattrapage dans les biens de consommation était à attendre. Mais que l’économie reparte aussi vite et aussi fort, y compris dans les biens d’investissements, m’a surpris.

Quels sont les principaux facteurs qui ont permis, selon vous, d’éviter le pire pendant cette crise ?

D’abord, je soulignerais la flexibilité des entreprises et des employés, malgré des incertitudes sanitaires et économiques, et la surcharge des familles liée entre autres à l’enseignement à distance. Ensuite, la réponse très rapide et déterminée de l’Etat – en particulier les prêts Covid et les extensions des RHT – a donné des perspectives aux entrepreneurs et les a sortis de leur torpeur face à une situation exceptionnelle.

La confiance des consommateurs semble être revenue, alors que la pandémie n’est pas encore maîtrisée. Quels sont les principaux moteurs de ce regain de confiance ?

On a appris d’une part à vivre avec le virus. Les circuits de production, les modes de (télé)travail, nos relations sociales ont pris un nouveau pli. Le vaccin a aussi changé la donne et permis en partie un retour vers une nouvelle normalité. Enfin, les marchés réels et boursiers en hausse, le taux de chômage en baisse, la création d’entreprise plus forte que dans les années précédentes sont toutes des nouvelles positives qui contribuent à soutenir un cercle vertueux.

Notre récente enquête conjoncturelle met en exergue les importantes pénuries qui accompagnent la reprise et impactent les chaînes d’approvisionnement. Notre dépendance vis-à-vis d’un seul continent -voire d’un seul pays- est parfois pointée du doigt. Pensez-vous qu’il faille relocaliser certaines activités en Suisse ou en Europe pour se mettre à l’abri dans le futur ?

A force de travailler à flux tendus et à glaner les dernières économies d’échelle, on avait peut-être parfois négligé nos dépendances envers un pays, un fournisseur, un site de production. Il ne faut toutefois pas confondre sécurité d’approvisionnement et autarcie. Même si le vaccin Moderna est fabriqué en Valais, sa production reste intégrée dans une chaîne mondiale.

Qu’est-ce que cela implique ?

A mon avis, il est important 1) de diversifier ses sources d’approvisionnement 2) de réfléchir à la création de stocks stratégiques et 3) éventuellement de garder un certain savoir-faire en Suisse. Mais cette dernière option ne doit pas devenir un cheval de Troie politique pour justifier des réflexes nationalistes.

Quelles en seront les conséquences, notamment financières, pour nos entreprises ?

Garder une réserve, maintenir une option a toujours un coût. Mais les ruptures de stocks ou de chaînes d’approvisionnement aussi. Chaque entreprise doit faire son calcul et optimiser son organisation. Une contrainte politique « top-down », en revanche, ne serait pas pertinente.

Est-ce que les impératifs climatiques ne jouent pas également un rôle dans ce débat ?

La division du travail globalisée permet à chaque acteur de se spécialiser là où il a un avantage comparatif. Cela permet une organisation du travail globale plus économe qui ménage les ressources. C’est une contribution importante pour répondre aux défis écologiques qui est souvent oubliée.

Durant toute la durée de cette crise, les RHT ont joué un rôle d’amortisseur pour nos entreprises. Or vous affirmez qu’il est temps de revenir à la définition originale des RHT. Pourquoi ?  

Durant la crise, le cercle des bénéficiaires et les prestations des RHT ont été élargis, l’accès simplifié et les durées prolongées. Aussi, on enregistre un nombre de faillites en 2020 inférieur à celui des années avant la crise. Visiblement, on a aussi soutenu des entreprises qui – en temps normal – n’auraient pas survécu. Si l’outil des RHT a fait ses preuves, c’est aussi une drogue douce dangereuse.

Les RHT sont en effet mal conçues pour gérer le long terme, les changements structurels. Pour certains salaires bas, le taux de remplacement est de 100%, alors que les frais de déplacement et de restauration à l’extérieur tombent. Surtout dans des branches en profonde transformation, rester aux RHT peut être attractif, alors que la recherche d’un nouvel emploi, d’une nouvelle activité serait de mise. Maintenant que l’économie a repris du vif, il est temps de revenir à la définition originale des RHT.

Après deux ans de pandémie et malgré toutes les mesures prises, le virus est toujours là. Nous étions nombreux à placer beaucoup d’espoir dans la vaccination et pourtant une part importante de la population a choisi de ne pas se faire vacciner. Est-ce que vous vous attendiez à cela et comment l’expliquez-vous ?

C’est dans l’ADN suisse de ne pas centraliser le pouvoir de décision. Notre système politique garantit un fin équilibre entre pouvoir et contre-pouvoir : entre compétences fédérales et cantonales, entre exécutif et législatif, et entre les partis au sein de ces organes. Dans une crise sanitaire comme celle que nous traversons, c’est un désavantage. Les systèmes politiques centralisés favorisent l’émergence de leaders plus charismatiques dans lesquels la population peut plus facilement s’identifier durant une crise.

Il faudrait alors un pouvoir central plus fort ?

Il ne faut pas regarder que la vaccination. Les citoyens et l’économie suisses ont aussi profité d’une approche très libérale et décentralisée dans la gestion de la crise. Même si je suis convaincu que se vacciner n’est pas seulement une protection individuelle, mais aussi un acte responsable vis-à-vis des autres, je serais contre une obligation venant de Berne. Je pense qu’il ne nous faut pas jeter par-dessus bord cette approche fédéraliste qui a fait le succès de la Suisse, avant et pendant la crise.

Avec l’hiver qui arrive et les infections qui augmentent, les perspectives sont incertaines. Sans lire dans une boule de cristal, quand pourrons-nous enfin dire que cette crise est derrière nous ?

Même avec un taux de vaccination hypothétique de 100% en Suisse, le virus continuera de se propager et de muter tant que toute la population mondiale ne sera pas protégée. Et donc, la Suisse restera exposée pendant des dizaines de mois à des perturbations de ses chaînes de production. Il faudra apprendre à vivre avec le virus.

Concrètement, qu’est-ce que cela impliquera pour nos entreprises dans les mois à venir ?

Ne pas mettre tous les œufs dans un même panier en diversifiant ses sources, anticiper des pénuries de plusieurs semaines et leurs impacts sur la gamme de produits et de services (et peut-être développer des produits alternatifs) sont des tâches qui deviendront plus importantes que jamais. Je vois aussi un grand défi de conduite du personnel. Il faudra maintenir une culture d’entreprise malgré la distance entre les collaborateurs présents au sein de l’entreprise et ceux qui font du télétravail, gérer des plannings qui changent souvent à la suite des quarantaines répétées. Mais je vois aussi la chance de gagner en flexibilité et en agilité, des atouts importants pour rester compétitifs à l’avenir.

Cette interview a été publiée dans l’édition de novembre du magazine Entreprendre de la Chambre de commerce et d’industrie du Jura.