Mi-septembre, le Conseil des États renvoyait au Conseil Fédéral le projet de réforme visant à supprimer la pénalisation fiscale du mariage. Une des raisons invoquées par nos sénateurs : l’administration fédérale n’aurait pas prêté assez attention au « modèle vaudois » d’imposition des couples. Vraiment ?
Rappelons pour mémoire que ce modèle – calqué sur le système en vigueur en France – prévoit l’imposition conjointe des revenus d’un couple marié ; les revenus sont ensuite divisés (c’est le « splitting ») par un quotient, dépendant du nombre de personnes qui vivent de ce revenu. Concrètement, pour une famille comprenant deux enfants, on divisera le revenu du couple par 2,8 (1,8 pour les époux, deux fois 0,5 pour les enfants), tandis que le même revenu d’un couple sans enfants sera divisé par 1,8 et donc, progression du barème oblige, imposé plus lourdement.
Pour les enthousiastes du quotient familial, le modèle n’a que des avantages. Non seulement il supprime la pénalisation du mariage, mais il est aussi « modérateur de progressivité » (sous-entendre : il bénéficie de manière disproportionnée aux revenus les plus élevés). En outre, il établirait une neutralité fiscale par rapport au choix de vie et à l’organisation interne du couple, car – comme dans tout système prévoyant un splitting –, le montant de l’impôt est indépendant de la distribution des revenus à l’intérieur du couple. À revenu du ménage égal, un couple marié avec un seul revenu paye autant qu’un couple égalitaire où les deux conjoints apportent le même revenu.
En réalité, cette indépendance est loin d’être neutre. Bien au contraire, elle s’établit au coût d’une lourde pénalisation du revenu d’appoint – dans 90% des cas, celui de la femme.
Déjà, la taxation conjointe du revenu des couples mariés entraîne généralement une imposition marginale élevée du deuxième revenu. En clair : une femme qui pour des raisons familiales s’est absentée pendant quelques années du marché du travail, voit son revenu imposé immédiatement à un taux élevé – celui de son conjoint – dès qu’elle reprend une activité professionnelle. Le même effet se fait ressentir pour celles qui décident d’augmenter leur taux d’activité, par exemple si elles décident de passer de mi-temps à plein-temps. Selon les calculs d’Avenir Suisse, le taux d’imposition effectif des revenus d’appoint taxés conjointement est en moyenne 50% plus élevé que celui des revenus imposés individuellement.
En outre, dans un couple égalitaire, le splitting à la vaudoise, avec son diviseur inférieur à deux, apporte une augmentation d’impôt par rapport au concubinage. En divisant par 1,8 le revenu du couple, il fait tomber chaque conjoint dans une tranche du barème légèrement supérieure à celle où il aurait atterri tout seul. Il en va bien autrement du couple inégalitaire : la division par le quotient permet de réduire fortement l’impôt. On subventionne ainsi les couples inégaux.
Pire encore, par le truchement des demi-parts pour enfants, la répartition traditionnelle des rôles au sein du ménage y est encouragée ultérieurement, surtout pour les revenus élevés. Le modèle contribue en pratique à traiter les femmes comme un revenu d’appoint, ce qui ne fait rien pour gommer les inégalités de genre sur le marché du travail. Son effet sur la natalité est contestable : ainsi la bonne tenue de la natalité française doit être mise plutôt sur le compte des aides aux crèches que du quotient familial.
C’est pour ces raisons que la plupart des économistes se prononcent en faveur de l’imposition individuelle. Une étude publiée récemment par la société de recherche et de conseil Ecoplan a quantifié ces effets en détail pour la première fois en Suisse. Selon leurs calculs, si l’imposition individuelle était introduite au niveau cantonal et fédéral, les entreprises pourraient tirer parti d’un potentiel de main-d’œuvre qualifiée pouvant atteindre 60 000 équivalents plein temps (EPT) supplémentaires. L’imposition individuelle de l’impôt fédéral entraînerait à elle seule une augmentation de l’emploi d’environ 19 000 employés (en EPT). Ecoplan conclut également que 80 % de ceux qui augmenteraient leur taux d’emploi seraient des femmes âgées de 25 à 55 ans, dont la majorité travaillent maintenant à temps partiel. Environ un tiers de ces personnes sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur.
L’imposition individuelle éliminerait toute pénalisation du ménage, ainsi que tout avantage. En contrepartie de ces effets, les coûts administratifs légèrement plus élevés, montés en épingles par les opposants, semblent bien peu de chose. Quelques fonctionnaires du fisc feront des heures sup – big deal ? Au final, il y a n’a pas que des raisons d’efficacité qui plaident pour une individualisation de l’impôt. Il est temps de considérer le principe «une personne, une déclaration d’impôt» au même titre que celui d’ «une personne, un vote». Tout système de splitting – à fortiori celui en vigueur dans le Canton de Vaud – au fond sabote aussi ces efforts.
Cette contribution est parue le 23 septembre dans le quotidien «Le Temps».