Le 30 septembre 2020, Avenir Jeunesse et Azuni ont organisé un World Café à Genève dédié au futur de la citoyenneté à l’ère numérique. Cette première partie est consacrée à l’enjeu de l’identité numérique, avec Denys Leray (SwissSign Group) et Alexis Roussel (ARPVN) comme experts invités.
Identité numérique : pourquoi en parle-t-on et qu’est-ce que c’est ?
Le thème de l’identité numérique (e-ID) fait l’objet de vifs débats en Suisse. Adoptée en 2019 par l’Assemblée fédérale, la loi fédérale sur les services d’identification électronique (LSIE) prévoit que l’Etat établisse et confirme l’identité d’une personne, définisse le cadre légal et surveille les prestataires privés qui fourniront l’infrastructure technologique pour l’authentification numérique. Cette répartition est critiquée par les opposants à la LSIE, qui ont récolté les 50 000 paraphes nécessaires à un référendum. Le scrutin est attendu dans la première moitié de 2021.
L’échange proposé par Avenir Jeunesse a permis d’aborder des questions fondamentales. Qu’est-ce qu’une identité ? Qu’est-ce qu’une identité numérique ? Qui en a l’autorité ? Qui la délivre ? Et enfin : à quoi ça sert ?
C’est autour de ces questions que s’est structurée la discussion. Contrairement à ce que son nom suggère, le débat sur l’identité numérique porte moins sur l’identité en tant que telle que sur le moyen de vérifier celle-ci sur la base de certains critères. Des identités numériques, comme celles proposées par Apple ou Google, existent déjà aujourd’hui mais peuvent être pseudonymes. Somme toute, l’e-ID serait le pendant numérique de la carte d’identité qu’on présente lorsqu’on conclut certains contrats, par exemple une assurance ou un abonnement de téléphonie mobile.
Qui a l’autorité de l’e-ID ? Qui la délivre ?
C’est sur le contrôle et la délivrance de ce moyen d’authentification numérique que les désaccords ont été les plus marqués. Pour Alexis Roussel, entrepreneur et co-fondateur de l’Association pour la reconnaissance et la protection de la vie numérique (ARPVN), le débat sur l’administration de l’e-ID par une entité publique ou privée rate complètement sa cible. L’identité ne devrait dépendre d’aucun tiers, ni Etat ni entreprise, mais être auto-gouvernée par chaque individu, qui serait le seul à contrôler son identité. Des solutions blockchain rendent cette auto-administration techniquement possible aujourd’hui.
Un tel changement de paradigme suscite de la sympathie dans l’assistance, mais également beaucoup d’interrogations sur sa viabilité. La question de la confiance s’avère être centrale. Les uns rétorquent qu’un intermédiaire de confiance est nécessaire – aujourd’hui, l’Etat – pour empêcher un interlocuteur d’inventer son identité de toute pièce en ligne. Les autres rétorquent que la technologie blockchain permet précisément de remplacer un intermédiaire centralisé par un système où chaque participant est également surveillant. Un participant mentionne également l’avantage d’un système décentralisé dans le cas d’une concentration du pouvoir par un régime totalitaire. Alexis Roussel donne la Catalogne sécessionniste comme exemple, où une infrastructure décentralisée et indépendante des autorités est développée.
Denys Leray, représentant du consortium SwissSign Group, rappelle que les autorités ont initialement laissé faire le marché et la société civile pour développer des solutions d’e-ID. Force est de constater que cela n’a pas fonctionné et c’est la raison pour laquelle une intervention de l’Etat a été nécessaire afin d’établir un socle juridique clair et libérer le potentiel de l’e-ID.
Applications
Ce potentiel de l’e-ID, quel est-il justement ? Pour Denys Leray, c’est un moyen d’authentification pour réaliser certaines prestations en ligne, simples ou élaborées, de manière sécurisée, rien de plus. «Il ne s’agit pas de remplacer le passeport. Je ne voyagerai jamais avec mon e-ID, » déclare-t-il.
Ces prestations prennent des formes diverses. Le vote électronique est souvent donné en exemple mais il existe de nombreuses applications, comme la signature électronique de contrats ou le dossier électronique du patient. Un participant mentionne également la collecte électronique de signatures pour des référendums ou des initiatives – une proposition aussi formulée par Avenir Suisse dans sa publication de 2019 «Une démocratie directe numérique». Toutes ces prestations ont un point commun : faciliter le quotidien des citoyens.
Au fil de la discussion, trois enjeux à surveiller de près ont également émergé :
- La fracture numérique – Comment s’assurer que l’identité numérique soit accessible au plus grand nombre, sachant qu’elle sera peut-être plus difficile à employer pour certaines populations (handicapés, malades) que l’identité «analogique» ? Très vite, un consensus se dégage : l’authentification «analogique» devrait être maintenue en parallèle aussi longtemps que nécessaire, le temps que la population assimile les nouvelles pratiques.
- La protection des données – Des données seront-elles collectées à chaque utilisation de l’e-ID ? Si oui, qui en disposera et quels seront les garde-fous ? Sur ce thème, déjà abordé par Avenir Jeunesse dans une table ronde à l’EPFL, un consensus est atteint par les participants : il faut distinguer identité et données. Fournir une e-ID sans collecter de données est techniquement possible si souhaité. Certains participants ont recommandé d’envisager la protection des données liées à l’e-ID dans le cadre plus large d’un «droit à l’intégrité numérique», qui protégerait l’ensemble des droits de la personne dans l’espace numérique. Ce concept nouveau, plus large que la protection des données ou la protection de la sphère privée, fait actuellement débat en Suisse, par exemple en Valais, où il est débattu par la Constituante, et à Genève, où une initiative cantonale a été lancée par le PLR.
- L’interopérabilité – La LSIE impose l’interopérabilité des systèmes e-ID au niveau national. A ce jour, l’interopérabilité au niveau international reste en revanche incertaine. Or, la rengaine est connue : l’Internet ne connaît pas de frontières. C’est pourquoi il serait important qu’une solution suisse d’e-ID puisse aussi être utilisée pour des prestations extra- ou transfrontalières (par exemple pour la conclusion de contrats en ligne impliquant des personnes dans différents pays), sans quoi l’e-ID perdra en partie sa valeur ajoutée et le jeu de la concurrence sera inutilement bridé.
A l’issue de la discussion, un constat s’est imposé : si la mise en œuvre de l’e-ID divise encore, tout le monde approuve son principe même et le besoin d’en mettre une à disposition des citoyens.
La seconde partie de cet article sera consacrée à l’autre enjeu du World Café : l’avenir de la délibération citoyenne à l’ère numérique.