SCHRIFTSTELLERIN, AUTORIN, PHILOSOPHIN, PROFESSORIN

«Je suis partie en Allemagne pour apprendre l’allemand.» C’est par ces quelques mots que Jeanne Hersch justifie son départ de Genève vers Heidelberg. Une première fois en 1929, une seconde fois en 1932, où elle y rencontre celui qui lui insufflera la passion de la philosophie et de la liberté, l’existentialiste Karl Jaspers dont elle traduit presque toutes les œuvres. D’apparence anodine, cette réponse – donnée en 1972 dans l’un des rares entretiens télévisés qu’a accordés la philosophe en français – en dit pourtant beaucoup plus sur la Genevoise qu’il n’y paraît. Elle rappelle la glaciale expérience d’une jeune adolescente juive de 23 ans dans une Allemagne qui voit Adolf Hitler marcher vers le pouvoir. Alors étudiante à «Fribourg-en-Brisgau» sous le rectorat de Martin Heidegger, Jeanne Hersch se voit contrainte d’assister au salut hitlérien d’étudiants fredonnant plusieurs strophes du Horst Wessel Lied, «Vous savez, le chant où l’on dit que les trottoirs sont trempés du sang des juifs». Elle y découvre le vertige du totalitarisme. Face à lui, elle ne cessera jamais de promouvoir la liberté des hommes, et avec elle, les conditions ou les normes qui la rendent possible. «La liberté, c’est le centre de toute l’affaire philosophique. […] Mais il faut être libre maintenant. Sinon, vous ne le serez jamais», prévient celle qui se qualifie elle-même de «maîtresse d’école». A ses yeux, autorité et liberté étaient conjointement nécessaires s’il fallait «éduquer».

«Je suis partie en Allemagne pour apprendre l’allemand» raconte aussi une manière de penser. La pédagogie d’une réponse, l’exigence de la clarté, une passion pour la transmission du savoir et la nécessité de l’éducation qui ne l’abandonnera jamais. Ce «privilège» reçu dont elle se sent redevable. «Pendant que j’étudiais, d’autres travaillaient.» Cette dette-ci, Jeanne Hersch s’en est largement acquittée. En enseignant le latin, la littérature française et la philosophie au sein de l’Ecole Internationale de Genève entre 1933 et 1956, puis à l’Université de Genève jusqu’en 1978. Gratifiée du titre de professeur ordinaire de philosophie en 1962, Jeanne Hersch demeure pourtant «à jamais» l’élève de Karl Jaspers. «Mon maître et ami», ne cesse-t-elle de dire durant toute sa longue vie.

Une vie qui débute en juillet 1910 à Genève. Son père originaire de Lituanie et sa mère Varsovienne, tous deux juifs, fuient la domination russe en Pologne en 1904. Après des études inachevées de rabbin et une jeunesse engagée dans le mouvement juif et ouvrier du Bund, Liebmann Hersch occupe la chaire de statistique et de démographie à l’Université de Genève. Un être «tendre et plein d’humour». Quant à sa mère, Louta Hersch, ce médecin de formation ne pourra pratiquer sa science, en l’absence de compatibilité entre les deux systèmes. Après des études de sciences économiques et sociales, elle rejoint la Société des Nations au sein de la section de désarmement où elle officiera pendant près de vingt ans. «Une mère sévère qui avait horreur des boursouflures de langage.»

Alors que la Grande guerre bat son plein, la petite Jeanne et ses parents occupent un appartement rue John Grasset dans le quartier de Plainpalais. «C’était presque un quartier de réfugiés», se souvient-elle, où règnait une émulation sociale parmi les intellectuels des pays de l’Est. «Je revois alors mes parents comme d’éternels étudiants. Les étudiants pour mes parents avaient du prestige. Petite fille, je croyais que tout le monde allait à l’université.» Un lieu où elle rencontrera l’amour: le professeur de langue et littérature latine, socialiste et fondateur de l’Union sociale, André Oltramare.

Toujours à l’université, la docteur ès lettres fait reconnaître son autorité intellectuelle. Conférencière en Suisse et à l’étranger, Jeanne Hersch est appelée à prendre la direction de la Division de philosophie de l’UNESCO entre 1966 et 1968 à l’occasion du vingtième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. A cette occasion, elle publie «Le droit d’être un homme», ouvrage monumental sous la forme d’un recueil de textes – plus d’un millier – «issus de traditions et d’époques les plus diverses» visant à rappeler que les principes des droits de l’homme ont été proclamés, soutenus et défendus, en tout temps et dans toute culture. Un coup de génie qui fera d’elle une sommité mondiale. Celle qui ne s’est pas contentée de théoriser la liberté. Mais qui l’a mise en pratique.

L’ensemble des portraits des pionnières de la Suisse moderne feront l’objet d’une publication dans un livre qui paraîtra à l’automne 2014, édité par Avenir Suisse, les Editions Slatkine et Le Temps. A précommander ici.