En 2014, la Suisse a une nouvelle fois enregistré un taux de migration important comparé à la moyenne de ces dernières années, avec près de 80 000 migrants. Ni l’acceptation de l’initiative contre l’immigration de masse ni, à plus forte raison, l’activation de la clause de sauvegarde appliquée aux autorisations de séjour B des Européens de l’Est (UE-8) ne sont parvenues à entamer la force d’attraction persistante du marché suisse de l’emploi. La clause de sauvegarde a par ailleurs pris fin en avril 2014, n’influençant que marginalement les chiffres de l’année.

Léger recul dû à la réévaluation du franc

Il est encore trop tôt pour évaluer avec un tant soit peu de fiabilité les effets quantitatifs de la réévaluation brutale du franc suisse sur l’immigration. Les données dont dispose le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) jusqu’à fin février 2015 n’indiquent rien de frappant. Selon la théorie économique, on s’attend à ce que le renforcement de la monnaie fasse reculer l’immigration, le secteur des exportations perdant en compétitivité et l’économie nationale étant davantage soumise à concurrence par les importations. Les deux facteurs ont un effet négatif sur la création d’emplois en Suisse et modèrent par là les aspirations à l’immigration. Il est probable que nombreux sont ceux qui rêvent secrètement de ce mécanisme, qui conférerait davantage de latitude politique à la mise en œuvre de l’initiative contre l’immigration de masse. Les analyses empiriques confirment que l’immigration en Suisse, par le passé, a réagi aux fluctuations du cours réel du franc. Mais l’effet a été plutôt modeste et s’est produit avec du retard. Et il est fort probable que les choses se passent de la même manière aujourd’hui:

taux-de-change-reel

  • Environ un tiers de l’immigration n’est pas directement liée à la dynamique du marché de l’emploi: il s’agit de requérants d’asile, de particuliers non actifs ou de regroupements familiaux dus à des migrations antérieures.
  • La moitié de l’immigration liée au marché de l’emploi est suscitée par l’État ou les entreprises proches de l’État. Or ce pan de la demande est moins sensible à la conjoncture, voire pas du tout.
  • Le marché de l’emploi a un temps de retard par rapport à la conjoncture, car les plans d’investissement et la création d’emplois les accompagnant ne sont modifiés que lorsque les changements intervenus sont considérés comme durables.

Risque croissant d’effets d’éviction

En vertu de la libre circulation des personnes, la réévaluation du franc est néanmoins susceptible de modifier la nature de l’immigration en Suisse. Tandis que la création d’emplois ralentit, l’attractivité du marché du travail sur les migrants potentiels, elle, augmente. C’est tout particulièrement valable pour les frontaliers. Calculé en monnaie étrangère, le niveau élevé des salaires suisses a encore grimpé. Le franc fort réduit donc l’immigration, car moins de nouveaux emplois voient le jour en Suisse, mais en même temps il la stimule, parce que travailler en Suisse devient encore plus intéressant. À la migration fondée sur des facteurs «pull» (immigration en raison du manque de main-d’œuvre dans le pays), jusqu’ici dominante, pourrait désormais s’ajouter une migration fondée sur des facteurs «push» (immigration due à l’attractivité de la Suisse en tant que lieu de travail). À plus ou moins long terme, cette constellation entraînerait un phénomène dont il n’était pas question jusqu’ici: l’éviction de travailleurs indigènes et, avec elle, un taux de chômage croissant ou des salaires sous pression.

La priorité des travailleurs indigènes, une idée qui fait son chemin

Une migration «push» croissante aurait également des conséquences sur les débats politiques concernant la mise en œuvre de l’initiative contre l’immigration de masse. Jusqu’ici, les aspects quantitatifs occupaient le devant de la scène, et l’on débattait surtout de la question de la pertinence des contingents. Mais davantage de migration «push» et des symptômes d’éviction placeraient la priorité aux travailleurs indigènes au centre des débats. Les propositions modérées de mise en œuvre de l’initiative, qui ne revendiquent qu’une clause de sauvegarde (presque un contingent éventuel) se retrouveraient alors en toujours plus mauvaise position. D’un autre côté, une priorité explicite et officielle accordée aux travailleurs indigènes rendrait le maintien de la libre circulation des personnes encore plus épineux, car l’accord considère comme des discriminations non seulement les restrictions quantitatives, mais également la préférence accordée aux indigènes par rapport aux citoyens établis dans l’Union européenne. Il est vrai que la «taxe volontaire» proposée par Avenir Suisse chatouille également le principe de non-discrimination. Mais il subsisterait une chance pour qu’un instrument inofficiel de cette nature passe inaperçu dans les radars de l’UE. Ces réflexions montrent que le dilemme de la migration n’a pas disparu en Suisse avec la réévaluation du franc.