Dans le débat public, on oppose souvent les mesures prises pour lutter contre la pandémie comme étant un compromis entre la santé publique et l’économie. Or, les enjeux de santé publique durant la crise vont bien plus loin que la « simple » limitation de la propagation de l’épidémie de Covid-19 et impliquent la poursuite d’objectifs contradictoires. L’interdiction générale de pratiquer des interventions chirurgicales planifiées durant la première vague et l’interdiction partielle durant la deuxième vague ont prolongé les souffrances des patients touchés par d’autres pathologies, au risque d’entraîner des complications.
Dans les établissements médicaux-sociaux (EMS), les restrictions de visite mises en place y ont certes fait chuter le risque d’infection, mais les résidents se retrouvent isolés et leur solitude peut entraîner des dépressions. De plus, les restrictions des activités économiques, comme les fermetures des magasins ou l’interdiction de manifestations culturelles et sportives, provoquent chez les collaborateurs concernés de véritables craintes qui peuvent altérer leur santé mentale. Finalement, l’obligation de télétravailler et les restrictions portant sur les loisirs entravent nos rapports sociaux, pourtant essentiels au bien-être d’une grande majorité d’entre nous. Vivre au quotidien dans des logements exigus et avec des perspectives d’avenir incertaines est également une condition propice aux violences domestiques. Cette énumération non-exhaustive illustre les objectifs de santé publique contradictoires qu’entraine la gestion de la crise. Il revient à la politique de trancher sur ces difficiles pesées d’intérêt et de répondre aux questions suivantes :
A quel point les mesures de lutte contre la pandémie incluent les conséquences psychologiques qui en découlent ?
Selon l’étude «Swiss Corona Stress Study», la proportion de personnes présentant des symptômes de dépression sévère a été multipliée par 6 depuis le début de la pandémie, passant de 3 % à 18 %. Si une partie de ces symptômes disparaitra au moment où nous reprendrons une vie «normale», certaines personnes développeront des maladies mentales sur le long terme. Les coûts financiers résultant de leur traitement, de leur incapacité de travail, du paiement de leurs indemnités journalières et de leurs éventuelles rentes AI sont importants. En plus de ces conséquences financières, la santé mentale de ces personnes sera également détériorée. Comment la Confédération compte-t-elle recenser et quantifier ces coûts financiers et non-financiers ? Dans l’évaluation des taux de mortalité, la notion de «surmortalité» joue un rôle non-négligeable. Qu’en est-il des conséquences sur la santé mentale ? Sur quelles valeurs la Confédération s’appuie-t-elle pour évaluer ou rendre publics les dommages collatéraux résultant de ses mesures de restriction ? Selon quels critères ces années de vie en bonne santé mentale perdues (par exemple selon la méthodologie QALY), sont-elles comparées aux années perdues à la suite d’une infection au Covid-19 ?
Comment améliorer la transparence sur la protection des résidents dans les EMS ?
Les EMS font partie intégrante du système de soin, pas seulement en temps de pandémie. Même si la majorité des personnes souhaitent vivre leurs derniers jours chez elles, celles qui sont fortement dépendantes ont souvent besoin d’une place dans un établissement médico-social. Elles y reçoivent alors les soins nécessaires de la part de professionnels de santé, ce qui soulage leurs proches aussi bien physiquement que psychologiquement. Le fait que ces institutions se concentrent toujours plus sur des personnes fortement dépendantes entraîne généralement une mortalité élevée dans ces institutions. Avant la pandémie, un peu moins de 44 % de toutes les personnes décédées vivaient leurs derniers instants dans un EMS. Pendant la pandémie, ce taux est monté à près de 50 %, et même à plus de 60 % dans certains cantons. Plusieurs raisons expliquent cette situation. D’une part, de nombreux résidents se sont délibérément prononcés, au moyen de directives anticipées, contre une hospitalisation en cas d’infection au Covid-19, préférant un traitement palliatif au sein de l’EMS qui leur est familier. Cette décision consciente décharge les unités de soins intensifs, mais péjore les statistiques de mortalité au sein des EMS. La surmortalité en EMS durant la crise est toutefois aussi due à d’autres facteurs, comme la solitude, notamment en raison des restrictions de visite ou des activités en groupe (chant, jeux de cartes). Enfin, les taux de mortalité augmentent lorsque des foyers d’infection se développent parmi le personnel et les résidents d’une institution. La répartition de ces différentes causes de décès est mal documentée aujourd’hui. Si une personne émet délibérément le souhait d’un traitement palliatif au sein d’un EMS, il faut respecter cette volonté, d’autant plus que cela permet d’éviter l’engorgement des soins intensifs à l’hôpital. Toutefois, les deux autres causes d’augmentation de la mortalité en EMS doivent être combattues. Une absence de transparence sur les causes de la surmortalité fausse le débat public au sujet des EMS, et la protection ciblée de leurs résidents est ainsi difficilement améliorable. Comment la Confédération planifie-t-elle de documenter ces causes différenciées de surmortalité ? Quelles sont les mesures sanitaires différenciées (réduction des risques de solitude et réduction des risques de contagions) qui en découlent ?
Est-il sensé de prioriser les mesures de prévention sur le Covid long plutôt que sur d’autres maladies courantes ?
Les données scientifiques sur le Covid-19 s’améliorent de jour en jour, on sait désormais qu’une infection des personnes faisant parties des groupes à risque s’accompagne d’un risque de mortalité accru. Cependant, on connaît moins ce que l’on appelle le «Covid long», qui se manifeste par de la fatigue, des difficultés respiratoires, des problèmes de concentration et de la dépression. Ces complications ne surviennent pas seulement au sein des groupes à risques mais également chez des personnes jeunes et en bonne santé. Certains demandent le maintien des mesures restrictives pour lutter contre la pandémie afin de réduire autant que possible toute contagion, et ainsi le risque résiduel d’un Covid long. Toutefois, la probabilité de souffrir de ce dernier est nettement inférieure à celle d’une infection dite «normale». De plus, même si l’on ne dispose pas encore de statistiques fiables à ce stade, la probabilité de souffrir du Covid long est d’une ampleur similaire à celle d’autres diagnostics ou causes de décès courants, comme le sida, l’obésité ou les maladies pulmonaires. Pour lutter contre ces risques, des campagnes de préventions sont financées par la Confédération, les cantons et des acteurs privés. Cependant, des mesures drastiques comme celles que l’on connait en ce moment dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 ne sont pas décrétées. Comment la Confédération évalue-t-elle le risque de développer un Covid long par rapport aux autres principales causes de décès en Suisse ? Faut-il redéfinir les priorités des campagnes de prévention ? Du point de vue de la Confédération, qu’est-ce qui pourrait justifier une différence de traitement entre des années en bonne santé perdues à la suite du Covid long, et celles imputées à d’autres maladies ? Les questions abordées ici le montrent : douze mois après le début de l’épidémie, le niveau de connaissance sur les conséquences directes (les infections) et indirectes (entre autres, les troubles psychiques) du Coronavirus demandent des réponses plus différenciées. Le seul focus à la limitation de la contagion ne suffit plus. La politique fédérale doit clarifier ses objectifs de lutte. La reprise des activités économiques, sportives et culturelles n’est pas simplement une question de sous, mais aussi une priorité de santé publique.