L’émancipation des femmes dans le monde occidental compte parmi les grandes réalisations du siècle dernier – et ce, non seulement d’un point de vue social et politique, mais aussi économique. Ce dernier aspect de l’égalité entre les femmes et les hommes a longtemps été négligé.
Dans notre pays également, l’attention s’est longtemps portée sur les droits politiques – ce qui ne surprendra pas car la Suisse n’a guère été précurseur en la matière. Cependant, cette attention consacrée à la dimension politique a occulté le rôle important que les entreprises (et l’entrepreneuriat) ont joué pour l’égalité et la parité. On oublie en effet facilement que les femmes n’avaient pendant longtemps pratiquement aucune perspective de pouvoir développer une vie autodéterminée et économiquement indépendante. En raison de la répartition «traditionnelle» du travail, l’accès aux opportunités de subvenir à leurs propres besoins en dehors du cercle familial leur était barré (Horwitz 2015). | 1
Les opportunités de revenu en dehors de la famille étaient étroitement liées à la disponibilité du «travail salarié» en entreprise – voire même à la création de sa propre entreprise (Parzer Epp et Wirz 2014). Le foyer passa d’un lieu de production à un lieu de consommation. Cette tendance est d’autant plus vraie aujourd’hui que la rémunération des femmes a continuellement et significativement progressé au cours des trente dernières années, et que les familles ont de plus en plus recours aux possibilités d’externalisation du travail domestique et familial (Müller et Salvi 2019).
La répartition du travail rémunéré et du travail domestique n’est donc plus aujourd’hui liée au genre – les femmes ont aujourd’hui accès à toutes les professions et rien ne s’oppose plus à ce que les hommes restent à la maison pour s’occuper de l’enfant et du foyer. Malgré ces remarquables avancées, le fossé entre les genres dans la vie privée et professionnelle n’a pas encore été complètement comblé. D’une part, les différences de genre dans le choix des études et de la profession, de même que les différents itinéraires professionnels, se traduisent par des différences salariales et par une sous-représentation des femmes dans les fonctions dirigeantes.
D’autre part, les femmes continuent d’assumer la plus grande partie du travail domestique et familial non rémunéré, ce qui creuse encore davantage l’écart des pensions de retraite (Swiss Life 2019). Mais quelles nouvelles avancées sont nécessaires pour couvrir le reste du chemin qui nous mènera à la parité ? C’est la question qui occupe de plus en plus le débat public. Plusieurs accomplissements sont requis : certains doivent venir de la politique, d’autres de la société, et d’autres – ce n’est pas à négliger – des entreprises. Ces dernières ont un rôle important à jouer pour l’avancement de la parité dans le monde du travail car elles peuvent directement peser sur les choix de ressources humaines et les conditions de recrutement. Ainsi, la flexibilisation du taux d’occupation a été une précondition essentielle pour permettre aux mères de rester en plus grand nombre sur le marché du travail (Salvi et al. 2015).
Les entreprises ont permis aux femmes de conquérir leur autonomie en Suisse
Ces dernières années, l’accent a été mis sur les moyens de mieux concilier la vie professionnelle et la vie familiale : travail à domicile, horaires flexibles, congés parentaux, crèches, partage de poste («jobsharing») et bien d’autres dispositifs encore doivent contribuer à faciliter la parité. Des années avant toute action politique, de nombreuses entreprises – et surtout les grandes sociétés – ont répondu aux besoins de leurs employés de pouvoir plus facilement mener de front leur vie professionnelle et leur vie de famille. La législation n’est certes pas encore complètement adaptée aux réalités actuelles du travail et des modes de vie, mais cela n’empêche pas de nombreuses entreprises de proposer dès aujourd’hui à leurs employés une certaine flexibilité dans l’organisation de leurs journées de travail. Presque la moitié des travailleurs en Suisse peuvent désormais profiter d’horaires de travail (en partie) flexibles (BFS 2019c). La majorité des parents disposent en outre de la possibilité, offerte par leur employeur, d’adapter leurs débuts et fins de journée de travail à leurs contraintes familiales (BFS 2019d). La flexibilité accordée par les entreprises concerne d’ailleurs non seulement les horaires de travail, mais aussi de plus en plus le lieu du travail : même avant la pandémie de Covid-19, le travail à domicile était d’usage assez courant en particulier pour les employés avec enfants – à hauteur d’environ 30 % (BFS 2019e).
Le congé maternité en Suisse est l’un des plus courts d’Europe et il n’existe pas (encore) de congé paternité. Certaines entreprises savent le compenser en accordant des congés de plusieurs semaines aux nouveaux parents. C’est précisément dans les plus grandes entreprises, tournées vers l’international, que le congé parental ou le congé paternité sont aujourd’hui devenus des pratiques standards (Griesser 2019). La garde d’enfants en Suisse est en général organisée et payée par les familles elles-mêmes ou par l’Etat – mais les entreprises sont de plus en plus nombreuses à miser sur les crèches internes, notamment pour se démarquer de la concurrence dans le recrutement de collaborateurs (Janssen 2015). Ajoutons que certaines entreprises participent aux coûts de la garde d’enfants. Dans certains cantons de l’ouest de la Suisse, les entreprises abondent un fonds destiné à payer les frais de garde d’enfants (Stern et al. 2015).
Les obstacles sociaux restants, tels que les représentations sur le rôle des genres, ne doivent néanmoins pas être sous-estimés. Mais il serait erroné de blâmer les entreprises pour cela. Bien que les rôles de genre se soient assouplis au cours des dernières décennies, ils persistent encore et peuvent influencer les décisions de carrière des femmes et des hommes (Maihofer et al. 2018).
Il est donc d’autant plus important que les entreprises identifient bien toute l’importance que revêt l’avancement de la parité et qu’elles sensibilisent leurs employés à ces questions : les grandes entreprises précisément multiplient les investissements dans des programmes et campagnes de promotion de la diversité et de la parité dans la vie professionnelle (Handelszeitung 2018). Par de simples adaptations des conditions de recrutement, les entreprises peuvent elles aussi disposer un levier direct d’action sur les questions relevant d’égalité entre femmes et hommes. L’exemple de la prévoyance vieillesse l’illustre bien : comme une étude de Swiss Life (2019) le souligne, de nombreuses entreprises renoncent déjà à la déduction de coordination auprès de la caisse de pension ou bien l’indexent sur le taux d’occupation et ainsi contribuent à réduire l’écart de rentes entre les genres.
1 Au nom de la protection des travailleuses, des obstacles juridiques furent en outre mis aux possibilités d’emploi des femmes en entreprise. Ces «mesures de protection» ne se fondaient cependant pas du tout sur des motifs exclusivement biologiques (par ex. grossesse), mais – à côté de présupposés douteux sur les différences de capacité au travail entre les genres – avant tout sur la conception que les femmes devaient s’occuper de la famille et du foyer (Wecker et al. 2001).
Ce texte est un extrait de la publication «Irresponsable? Rôle et représentation de l’entrepreneuriat suisse à une époque de transformations».