Le fait que la Suisse doive se battre avec un franc fort n’est pas vraiment nouveau. C’était la dernière fois le cas à l’été 2011, lorsque l’appréciation a fortement amplifié les différences de prix avec nos pays voisins et mis en difficulté l’industrie d’exportation locale. Déjà à l’époque, des mesures différentes ont été débattues pour stimuler et renforcer la compétitivité, parmi lesquelles une révision de la loi sur les cartels. L’histoire de cette révision (avortée) est une bonne démonstration du phénomène par lequel une proposition sensée devient le jouet politique de groupes d’intérêts très différents. Dans la situation actuelle, on pourrait ainsi apprendre des erreurs commises par le passé.

Mais une chose après l’autre: dans le cadre d’une évaluation approfondie du droit des cartels, diverses propositions de réformes ont été soumises au Conseil fédéral en 2008, qui, mises ensemble, auraient été adéquates pour stimuler la compétitivité. En faisaient partie des propositions telles que la création d’une autorité de la concurrence plus indépendante de la politique et de l’économie, la conclusion d’accords de coopération avec les partenaires commerciaux les plus importants, un renforcement du contrôle des fusions, aujourd’hui peu effectifs et l’ancrage dans la loi sur les cartels d’une pratique plus tolérante vis-à-vis des accords verticaux, c’est-à-dire des accords entre entreprises de différents niveaux du marché.

La révision de la loi sur les cartels – l’histoire d’un échec

Au cours du débat parlementaire, ces propositions ont été instrumentalisées par différentes parties. Par exemple, la recommandation d’un traitement moins strict du point de vue du droit des cartels des accords verticaux a été complètement inversée sous la pression du franc fort: le Conseil fédéral s’est exprimé au travers d’un activisme exagéré en faveur de l’introduction d’une interdiction partielle des cartels – c’est-à-dire une interdiction générale des accords verticaux en matière de prix ou de territoire -, ce que la mise en place de systèmes de distribution aurait sensiblement réduit. Les raisons avancées étaient que ces types d’accords seraient particulièrement nuisibles, ce qui est contraire au bon sens, puisque le rapport d’évaluation avait déjà clairement mis en évidence que les accords verticaux en matière de prix et de territoire ont en pratique très rarement mené à des atteintes graves à la concurrence. Mais il n’existait pas non plus de volonté politique de réformes concernant la constitution d’autorités de la concurrence plus indépendantes – les groupes d’intérêts représentés aujourd’hui au sein de la Commission de la concurrence étaient trop réticents à abandonner leurs mandats historiques.

Mais ce n’est pas tout. Divers acteurs ont tenté de s’accaparer la révision de la loi sur les cartels pour leurs intérêts particuliers. Le meilleur exemple à ce sujet est la «motion Birrer-Heimo» qui demandait que la loi sur les cartels soit complétée par un article sur les différences de prix inadmissibles (cf. encadré). Au fond, une telle nouvelle réglementation n’aurait pas mené à un renforcement de la concurrence pour le bien de tous, mais à une diminution des forces économiques en faveur de quelques-uns. Mentionnons aussi la «motion Schweiger», qui exemptait d’une part les entreprises qui suivaient un programme de «compliance» de sanctions, et voulait introduire de l’autre des amendes pour les personnes physiques. En toile de fond de cette proposition, on trouvait le cartel des ascenseurs et escalators, amendé par la Commission européenne pour un montant de 990 millions d’euros, dont environ 145 millions pour le suisse Schindler Holding SA. Bien qu’il existe vraisemblablement un potentiel d’amélioration pour le système actuel d’amendes, l’exemption de sanctions de toutes les entreprises qui suivent un programme de «compliance» – manifestement inefficace – aurait grandement affaibli l’effet dissuasif du droit des cartels.

La «motion Birrer-Heimo»

En lien avec le renforcement du franc, on a tenté à maintes reprises durant les dernières années d’accaparer le droit de la concurrence pour les intérêts particuliers des consommateurs. Le meilleur exemple à ce titre est la motion introduite en 2011 par Prisca Birrer-Heimo, conseillère nationale socialiste et présidente de la Stiftung für Konsumentenschutz (SKS). Concrètement, celle-ci demandait de compléter la loi sur les cartels, en donnant la possibilité d’amender les entreprises étrangères indépendamment de leur position sur le marché si celles-ci refusaient d’approvisionner les Suisses aux mêmes conditions qu’à l’étranger. En toile de fond de cette proposition, on trouvait les différences de prix par rapport à l’étranger, en forte augmentation suite au renforcement du franc, et donc la «surtaxe spéciale» résultante pour les consommateurs suisses.

Bien que la colère face à «l’îlot de prix élevés» qu’est la Suisse soit compréhensible du point de vue des consommateurs, la solution à ce problème – pour de multiples raisons – n’est pas à chercher dans l’adaptation du droit des cartels: une interdiction de différenciation des prix pour les entreprises étrangères serait en pratique impossible à appliquer et donc, dans le meilleur des cas, sans effet. Dans le pire des cas, une telle règle serait même néfaste pour l’économie, car les entreprises potentiellement menacées par des sanctions seraient ainsi incitées à quitter la Suisse pour aller vers des places économiques plus favorables. Mais du point de vue d’une organisation du marché libérale, un tel article n’a pas s place dans la loi sur les cartels, car il justifierait ainsi de facto une obligation de livraison à des conditions uniformes pour des produits substituables – c’est-à-dire pour des produits qui peuvent facilement être remplacés par des produits similaires. Une restriction si massive de la liberté économique va bien plus loin que la mission du droit de la concurrence, qui est de veiller à une concurrence qui fonctionne.

Un recentrage plutôt que frapper un grand coup

Que la révision de la loi sur les cartels sous sa forme discutée ait finalement sombré devant le Parlement en automne 2014 n’est pas à regretter du point de vue de la concurrence. Et cela, malgré le fait que les quelques propositions de réformes positives qu’elle contenait et qui n’ont pas provoqué de grands débats (p. ex. la révision du contrôle des fusions) n’ont pas pu être mises en œuvre. Mais il est certain que le thème reviendra tôt ou tard sur le tapis politique dans le contexte d’abrogation du taux plancher face à l’euro et du franc fort. Il faudra voir si le Parlement admet à nouveau un projet de révision générale ou s’il privilégie une révision «réduite». Indépendamment de cela, il faut cependant exiger que les intérêts particuliers soient laissés de côté et qu’une révision qui contribue au renforcement effectif de la compétitivité de la Suisse soit visée. Pour atteindre cet objectif, des grands coups ne sont pas nécessaires, mais plutôt un recentrage: la marche à suivre pour une révision de la loi sur les cartels renforçant la compétitivité a été établie dans le détail en 2008 par le rapport d’évaluation déjà cité. Les propositions de réformes alors formulées sont encore valables aujourd’hui pour soutenir la compétitivité. Mais des mesures supplémentaires en matière de politique de la concurrence doivent les compléter: on peut notamment mentionner l’ouverture des marchés (aussi dans le secteur agraire), l’application cohérente du principe de Cassis de Dijon ainsi que la poursuite du démantèlement des entraves au commerce et des subventions étatiques.