Chaque fois que l’économie ralentit, on parle à nouveau abondament d’innovation car chacun sait qu’il faut absolument trouver un moyen de relancer la machine. Mais le «salut» tient plus de l’innovation de rupture que de l’innovation par incrémentation, celle dites des petits pas. En effet, l’innovation incrémentale est celle des beaux jours, celle où une petite modification suffit à attirer l’attention du client. Mais, lorsque la situation de crise s’installe, il faut autre chose, il faut de la vraie rupture. 

Prenons la Swatch par exemple, qui dans les années 1980 a relancé l’industrie horlogère alors que la crise, à cette époque, a supprimé près de 60 000 emplois en Suisse. La Swatch s’inscrit véritablement comme une innovation de rupture car elle est basée sur un modèle de montre qui ne se répare pas. Son lancement a subi, à l’époque, d’abord beaucoup de moqueries et a été réellement perçu comme un sacrilège par les horlogers: la montre est un objet précieux transmis de génération en génération et qui, par conséquent, doit être entretenu et réparé. Les deux ingénieurs Jacques Müller et Elmar Mock ont su adapter ce concept, soutenu par le seul Ernst Thonke, alors patron d’ETA, et ont provoqué une rupture en soudant des pièces à même le plastique. Impensable, scandaleux et totalement iconoclaste!

Il en est de même avec l’invention de Nicolas Crevoisier. En 1982, il propose la girolle pour râcler la fameuse «Tête de Moine» en fines rosettes. Il a osé empaler ce fromage fabriqué depuis plus de huit siècles par les moines de l’Abbaye de Bellelay, dans le Jura bernois. En faisant tourner un racloir sur un axe planté dans le centre du fromage (quel scandale), il a donné une impulsion décisive pour la production de ce fromage. Inédit et totalement ingénieux!

De même le docteur Didier Pittet, nommé directeur du Programme de contrôle des infections aux Hôpitaux universitaires de Genève, a, dans la fin des années 1990, proposé un flacon à base d’alcool révolutionnaire qui permettait de se passer de l’évier. Selon lui, le personnel hospitalier, tenu de respecter les impératifs d’hygiène, perdait trop de temps à aller se laver les mains sous l’évier. Il a donc proposé un nouveau concept dit des «cinq moments» pour expliquer au personnel soignant une nouvelle procédure à suivre pour l’hygiène des mains qui utilise simplement un flacon désinfectant pour les mains à base d’alcool, devenu le modèle utilisé dans le monde entier.

Nespresso constitue aussi une innovation de rupture, pas tellement par l’invention de la capsule en aluminium mais surtout par son modèle d’affaires: la vente directe de capsules sur Internet permet de gagner en moyenne six semaines de délai entre la torréfaction et la dégustation. Ainsi sont préservés les saveurs délicates et les arômes! Cette innovation de rupture entreprise par Jean-Paul Gaillard (l’ex-directeur de Nespresso) pour atteindre le marché intérieur grâce à un marketing et une nouvelle orientation commerciale directe a d’abord choqué la direction de Nestlé avant de conquérir avec succès le marché suisse, puis européen et enfin mondial. Nespresso est aujourd’hui avec ses marges presque un produit de luxe que seul un nouveau modèle économique autorisait.

Ainsi l’innovation de rupture peut s’exercer sur des produits, des services, des procédures ou des modèles économiques comme le montre par ailleurs si bien le Genevois Alexander Osterwlader, devenu une star mondiale en la matière depuis la publication de son livre «Business Model Generation».

La Suisse romande est donc désormais un véritable modèle pour cette innovation de rupture, comme le confirment d’autres innovations qui ont marqué à leurs manières le destin du monde. L’invention du Web au Cern (1993) par Tim Bernes Lee et Robert Cailliau, les aventures de Solar Impulse, le premier avion solaire, de Bertrand Piccard en 2010 ou encore de PlanetSolar, le premier catamaran solaire à faire le tour du monde, de Raphaël Domjan en 2012.

Ces quelques exemples phares nous rappellent que la Romandie est avant tout une terre d’innovation et particulièrement en termes de rupture, qui engendre à la fois scandale mais aussi prospérité. L’innovation de rupture nécessite un renversement de perspective. Tout se passe comme s’il fallait d’abord «choquer» en brisant les anciennes conventions, notamment celles des métiers, avant de pouvoir «bénéficier» d’un large soutien du consommateur. Telle est la leçon pour demain encore.

Cet article a paru dans «Le Temps» du 26 juin 2012.