Coopération: Quand on voyage, en Europe, on aquand même l’impression que la Suisse est un peu comme un jardin protégé, non?
Xavier Comtesse: En fait, la Suisse va globalement bien, et le franc fort traduit cette réalité. Pourquoi va-t-on bien? Parce qu’on a fait les choses qu’il fallait, notamment avec le frein à l’endettement. Globalement, nous sommes moins endettés que les autres. Deuxième chose, nous avons favorisé, un peu comme l’Allemagne et les pays du nord de l’Europe, la production à la consommation. Nos lois-cadres favorisent plutôt l’entreprenariat que la consommation.
Ce qui veut dire?
Prenez la crise des subprimes: la loi américaine favorisait l’accès à la propriété. Même si vous n’aviez pas d’argent, on vous le prêtait. On pensait que, dans cinq ou dix ans, votre maison vaudrait plus cher. Quand la bulle a éclaté, tout s’est écroulé.
La Suisse n’a pas choisi ce modèle-là…
Calvin, déjà, disait être d’accord pour les prêts à la production, mais pas à la consommation. L’idée, ici, est que la production pousse la consommation, et non l’inverse. Enfin, troisième chose: l’innovation. La Suisse est numéro un, ou
parfois deux, ou trois, dans les comparaisons internationales. Pourquoi? Parce qu’on a intensifié, depuis des années, le travail entre les universités, les centres de recherche, privés ou publics, et les entreprises. On a copié SiliconValley, mais on l’a fait à la suisse.
Pour l’innovation, par où commencer?
L’éducation, évidemment. De bonnes écoles, de bonnes universités, de bonnes HES.
C’est le cas, en Suisse?
Oui. Toutes les universités suisses figurent parmi les 200 meilleures du monde. Et la moitié des jeunes Suisses universitaires vont dans l’une des cent meilleures universités. A côté de cela, il nous faut un deuxième système, une machine à produire de la science et de l’innovation: c’est la recherche, publique et privée.
Et là, où en est-on?
Là aussi, on n’est pas mal non plus. Certes on peut progresser, mais notre niveau est élevé. En Suisse, les dépenses en recherche par rapport au PIB, c’est 3%. La Corée du Sud fait mieux, je crois aussi le Japon, avec 3,1 ou 3,2, mais tous les autres pays sont derrière. La Suisse est l’un des trois pays au monde qui dépensent le plus pour la recherche et le développement par habitant.
Le point faible, s’il y en a un?
Je dirais la créativité. Le Suisse, c’est un ingénieur, un spécialiste pour serrer les boulons, faire un petit peu mieux, améliorer. Mais la créativité au sens pur, par exemple celle de l’iPhone, est moins fréquente. On a quelques fleurons, Nespresso, Swatch aussi. Globalement, dans son attitude, le Suisse est plus perfectionniste que créatif.
Innovation et créativité, c’est quoi la différence?
La créativité, c’est le point de départ, le moment enclencheur du mécanisme. L’innovation, c’est plus technique et commercial. Je vois trois aspects dans la créativité: le story-telling, c’est-àdire comment je raconte une histoire, et là on n’est pas très fort; le deuxième, c’est le design, comment est enveloppée l’innovation, et là on est moyennement fort;
et finalement, l’aspect commercial, où on est plutôt excellent regardez comment nous avons distribué nos montres dans le monde, le chocolat, les services financiers, le système bancaire.
Nous ne sommes pas très forts pour raconter des histoires?
Le story-telling, soit l’art de raconter une histoire à propos d’un produit ou d’un service, est indispensable aujourd’hui. Nous n’avons plus le choix, nous sommes en concurrence sur des marchés immenses, l’Asie, etc. Nous devons apprendre à nous raconter. Un bon créatif, il vous ensorcelle, il raconte. Mais l’école ne nous apprend pas à raconter.
Les meilleurs du monde, ce sont les Américains?
Je dirais les Californiens. De ce point de vue, ils sont les rois du monde, de loin.
Pourquoi la culture du «story-telling» est-elle si faible en Suisse?
Pendant vingt ans, à l’école on nous dit: tais-toi! Un bon élève est un élève qui se tait. Le reste de la vie, il de- vrait parler… Les Américain apprennent le story-telling à l’école, tous les jours! Alors ils savent trouver l’argument pour raconter quelque chose.
Une partie de la réussite économique se joue là?
Oui, même si bien sûr il faut garder la maîtrise de la logistique commerciale, de la productivité et de tout le reste. Les Américains ont cette expression que j’aime beaucoup: l’elevator speech, le discours de l’ascenseur, 25 secondes pour dire quelque chose. Les 25 secondes où je suis avec le chef, où je dois lui dire ou lui vendre quelque chose (rires). Alors
moi je dis: l’ elevator speech comme devise pour l’école, y compris le primaire! Ce serait une révolution pour notre société, une vraie.
Vous parlez aussi souvent de la culture du «think tank», qui nous manquerait en Suisse.
C’est la créativité au sens large. Comment est-ce que je fais quand j’ai une idée, un objet, pour discuter d’elle avec un sociologue, un ethnologue, un économiste? Cette étape est essentielle et nous ne la connaissons pas. Ce qui nous manque, c’est le mélange et la mixité, par exemple ce que nous faisons à Neuchâtel au Centre créatif, avec des gens comme Elmar Mock, l’inventeur de la Swatch, ou Xavier Perrenoud, de la Tissot Touch. Le principe du think tank, c’est de créer et lier des énergies et des savoir-faire divers. Un facilitateur d’échanges et de savoirs.
Aujourd’hui, les produits, ce sont aussi des services?
Prenez l’iPhone. C’est un produit, mais surtout un ensemble de services. Les deux dimensions sont mélangées. Il y a aussi toute l’informatique, l’automobile, y compris la machine à laver, bien sûr la chimie et la pharmacie. L’innovation accélère le cycle de la consommation.
Quels sont les défis posés à la production suisse?
D’abord: avoir de nouveaux clients et marchés, la Chine, l’Amérique latine, etc. Ensuite: augmenter la productivité, mettre moins de temps et d’effort pour produire quelque chose – Swatch est un bon exemple, puisque dans une Swatch il n’y a que 9% de travail humain, tout le reste est automatisé. Enfin: l’innovation, soit amener une nouveauté dans le même produit, ce qui vous permet de le revendre une deuxième fois, mais avec une composante nouvelle.
Faut-il vraiment acheter un iPhone tous les 18 mois?
Sauf que les Suisses sont les premiers acheteurs par habitant d’iPhone au monde! En plus, ce sont les premiers à être les premiers, ils adorent. Ils sont les plus grands consommateurs de progrès, partout. Statistiquement, c’est assez hallucinant.
En fait, la Suisse est déjà très globalisée?
Oui. Les Suisses voyagent, parlent plusieurs langues. Je dirais qu’il n’y a pas de pays plus globalisé que la Suisse.
D’un côté, la Suisse paisible et traditionnelle, de l’autre, la Suisse ouverte et globalisée…Un bon cocktail, non?
Les deux pieds pour marcher. A la fois Heidiland et Hightechland, un équilibre extraordinaire.
Singapour, la ville du futur?
Vous savez quel est le modèle de Singapour? La Suisse! Les gens là-bas pensent que la meilleure organisation au monde, c’est ici. Le système financier, politique, social, nous sommes leur modèle.
Le défi le plus important, aujourd’hui?
Pour la première fois depuis très longtemps, disons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les jeunes ont l’impression que de main sera pire qu’hier. Que la vie de leurs parents était meilleure que la leur. C’est la grande question: que faire pour que les jeunes aient le courage de se lancer, de devenir entrepreneurs?
Comment voyez-vous les jeunes?
Ils ont toujours une énergie invraisemblable. J’aitrois garçons, pleins d’énergie, de vie. Ils sont beaucoup plus globaux que nous ne l’étions. Moi j’allais voir les filles du quartier en Solex, eux prennent Easyjet et ont des copines à Manchester. Aujourd’hui, il y ale côté global, réseaux, prometteur. En revanche, quand j’étais jeune, le terme de chômage n’existait pas.
Cet article est paru dans «Coopération» du 13 décembre 2011.