Lorsque l’âge de la retraite des femmes sera décidé, le débat sera moins crispé, avance notre directeur romand, Jérôme Cosandey, dans une interview avec Emmanuel Garessus, du quotidien le Temps. Une légère inflation permettrait aussi des discussions plus sereines.

Le Temps: Le sondage de M.I.S. Trend pour «Le Temps» montre qu’au sein du système de prévoyance les personnes interrogées sont moins confiantes à l’égard de l’AVS que du 2e pilier, et que c’est le 3e pilier qui recueille le plus de suffrages. Qu’en pensez-vous?

Jérôme Cosandey: Je me réjouis que le soutien à la prévoyance individuelle passe avant les autres piliers. Sur le plan politique, le message est intéressant à l’égard des syndicats. Leur initiative pour une 13e rente AVS aura de la peine à convaincre.

Le sentiment des sondés a peu varié à l’égard de la prévoyance par rapport à 2020. Est-ce que la pandémie n’a pas fragilisé le système de retraites?

Non. Le système a très bien résisté. L’économie s’est certes contractée, ce qui a réduit le total des salaires versés. Mais le recul ne s’est pas fait trop ressentir dans les cotisations de prévoyance, du fait de la perfusion venant de l’assurance chômage. Pour les personnes au chômage partiel, l’entier des cotisations AVS et du 2e pilier est garanti, pas seulement 80%. Pour les personnes au chômage «ordinaire», 70 à 80% des cotisations AVS et la prime de risque du 2e pilier sont versées. Du côté des dépenses, malgré la surmortalité de 2020, les montants des rentes versés n’ont que très peu diminué.

Le développement de la bourse durant l’année de crise a également été une bonne surprise pour les caisses de pension. En raison du découplage entre l’économie et les marchés financiers, le taux de couverture s’est même amélioré.

La pandémie a-t-elle accru les inégalités entre les hauts et les bas revenus?

La crise a avant tout touché les branches cycliques et les personnes à bas salaires qui disposent de peu de réserves financières. Mais le filet social a fonctionné, notamment l’assurance chômage. Mais il ne faut pas considérer que les salaires: beaucoup d’indépendants et de salariés dirigeants, parfois aux revenus élevés, ont placé leur fortune dans leur entreprise et ont subi de sérieux revers financiers.

Il ne faut pas non plus oublier que les gens en télétravail, ou au chômage partiel, ont pu réduire leurs frais de transport et d’alimentation à l’extérieur. De plus, les salariés de secteurs porteurs, comme la pharma, la finance et surtout ceux de l’Etat et du para-étatique, ont maintenu leur salaire, économisé et accru leurs épargnes. Selon Credit Suisse, le taux d’épargne a augmenté l’an dernier.

La santé des caisses de pension reflète celle des salariés. Est-ce que les inégalités se sont accrues entre les caisses de pension des gagnants (finance, technologie) et celles des perdants (gastronomie, loisirs)?

Les arriérés de versements se sont sans doute accrus dans les caisses de pension des branches les plus touchées. Mais, même dans ces branches-là, le système a bien tenu. Le problème a sans doute porté davantage sur les besoins de liquidité des caisses que sur la solvabilité.

Selon une étude anglaise, le télétravail pourrait conduire à de nombreuses délocalisations. Qu’en est-il de la Suisse?

Je suis sceptique sur l’idée, avancée par l’Institut Tony Blair, selon laquelle le télétravail provoquera une vague de délocalisations. La crise nous a rappelé la nécessité de se rencontrer au bureau à des fins d’innovation et de maintien de la culture d’entreprise. Le système va évoluer, mais moins qu’on ne le croit. La Suisse, certes chère en termes de coût de la main-d’œuvre, devrait continuer de profiter de ses atouts structurels, par exemple de son système de formation. Par contre, il est primordial qu’elle règle ses relations avec l’UE pour rester attractive.

Est-ce que la détérioration des paramètres de la prévoyance (taux techniques) prendra fin avec la sortie de crise, la reprise de l’inflation et la hausse des taux d’intérêt?

Les perspectives d’inflation sont très incertaines. Beaucoup pensent que la hausse des prix est temporaire, mais l’inflation devient un thème de réflexion. Personnellement, je ne m’attends pas à un tournant, même si une légère hausse des prix pourrait décrisper certains débats sur la prévoyance.

Le système de prévoyance suisse n’est plus que le 12e meilleur au monde, selon le classement de Mercer. Les autorités tentent de colmater les brèches, sans succès jusqu’ici. Ne faut-il pas envisager une autre approche, une réforme plus profonde?

La Suisse perd des rangs au classement de Mercer d’une part parce que de nouveaux pays sont pris en compte, certes meilleurs que le nôtre, et d’autre part à cause de notre incapacité à réformer. Tant qu’on ne modifie ni l’âge de la retraite ni le taux de conversion, le système ne peut pas être pérenne. Par contre, une révolution n’aurait pas davantage de chances qu’une évolution.

Que faire?

Il faut d’abord que l’âge de la retraite des femmes soit équivalent à celui des hommes. Le débat sur l’AVS deviendra ensuite beaucoup plus serein. L’augmentation de l’âge de la retraite au-delà de 65 ans, comme c’est déjà la réalité dans la majorité des pays de l’OCDE, sera un élément parmi d’autres en vue d’une réforme ultérieure.

Dans le 2e pilier, il est nécessaire d’amener le taux de conversion à 6%, même si la baisse ne sera pas encore suffisante. Nous devrions y parvenir sans créer de redistributions supplémentaires à celle qui se produit actuellement entre jeunes et retraités.

Quelles sont les chances de l’initiative pour une 13e rente? Est-ce que l’assuré va se dire: qu’importe le financement, je vote pour un revenu supplémentaire?

Deux initiatives totalement inverses seront soumises au peuple, soutenues toutes deux par près de 140 000 signatures, celle des syndicats et celle des Jeunes PLR. Le tiraillement constaté dans la population n’en est que plus évident. Sur un plan marketing, l’idée d’une 13e rente (soit 8% de plus) est plus facile à vendre que la précédente initiative socialiste (AVS Plus) demandant 10% d’augmentation et qui a été rejetée par le peuple. A l’époque déjà, tous les arguments avaient été présentés. Les gens doivent privilégier la stabilité du système et ne pas ouvrir les vannes davantage.

Jérôme Cosandey, Directeur romand d’Avenir Suisse, Lausanne, août 2021. (Eddy Mottaz / Le Temps)

Et l’initiative des Jeunes PLR?

Le projet anticipe déjà la réussite d’AVS 21. Effectivement, une fois l’égalité atteinte entre hommes et femmes, le débat sera plus axé sur la prévoyance, et non plus sur l’égalité des genres et l’organisation du travail dans les familles.

L’étude Mercer montre qu’un rendement supérieur de la fortune de prévoyance de 1% permettrait d’accroître les rentes de 20%. N’est-ce pas au niveau du rendement financier, à travers une part d’actions supérieure, comme au Canada, ou une meilleure gouvernance des caisses de pension notamment que la solution peut venir?

S’il n’y avait pas un vol des rentes des jeunes lié aux subventionnements croisés envers les retraités, ce pourcentage supplémentaire serait déjà obtenu. Il faut toutefois éviter de comparer des pommes et des poires. Au Canada, beaucoup d’investissements en private equity concernent des infrastructures publiques, si bien que finalement le surplus de rendement provient de l’Etat.

Je préférerais accroître la marge de manœuvre des caisses de pension suisses, même si je constate que lorsqu’elles en ont davantage, elles ne l’utilisent pas toujours. Le pire serait de laisser l’Etat prescrire aux caisses comment investir. Je serais favorable à une flexibilisation des règles de placement (OPP2), sans me faire trop d’illusions sur les changements de stratégies de placement qui en découleront.

L’épargne, à cause des taux négatifs et des effets sur le taux de conversion, a été la première victime des politiques monétaires. Est-ce que les retraités ne sont plus qu’une variable d’ajustement du système économique?

Les taux bas ont certes pesé sur les portefeuilles obligataires et les liquidités, mais ils ont soutenu les marchés des actions et l’immobilier, tant pour les institutionnels qu’à titre individuel. Une hausse des taux réduirait à court terme la valeur des obligations et plomberait les taux de couverture des caisses.

Est-ce que les nouvelles formes de travail, avec une augmentation des indépendants, des temps partiels et de l’équilibre entre travail et loisirs, conduisent à une paupérisation des futurs retraités?

Le taux d’entrepreneurs à la retraite au bénéfice de prestations complémentaires est supérieur à la moyenne des salariés. Un débat émerge à ce sujet. Il a été renforcé par la pandémie. Le terme même d’indépendant a évolué. Il s’agit moins de garagistes et de boulangers qui peuvent vendre leur fonds de commerce lors de leur départ à la retraite, et toujours plus de consultants possédant juste un ordinateur usagé.

Et les temps partiels?

Les interruptions de carrière touchent dorénavant les hommes et les femmes. Si chacun travaille à temps partiel, tous deux sont pénalisés par la déduction de coordination. L’avoir de vieillesse est plus bas que si seul un membre du ménage travaille pour un salaire total équivalent. La réforme LPP 21 veut diminuer le montant de coordination, augmentant ainsi les cotisations et améliorant le sort des temps partiels. Mais une meilleure protection en termes de retraite ne fait pas toujours l’unanimité. Les bas salaires préfèrent souvent plus d’argent sur leur compte à la fin du mois qu’un meilleur avoir de vieillesse.

Est-ce que lentement le système suisse se japonise, avec une réduction des montants des rentes et une nécessité d’accumuler les petits travaux après la retraite pour vivre correctement?

Je suis moins pessimiste que vous sur l’avenir de la prévoyance. Un couple est une unité complète. Un modèle de ménage avec un seul salaire ne répond plus aux aspirations des gens. C’est pourquoi il est primordial que les deux puissent épargner dans les trois piliers. L’évolution démographique implique que les gens travailleront plus longtemps. Pour beaucoup, ce n’est pas catastrophique. Lorsque je discute avec des étudiants, personne ne parle de détérioration s’ils travaillent plus longtemps en raison d’une espérance de vie accrue. Pour eux, c’est une évidence.

Cette interview est parue dans le quotidien Le Temps le lundi 23 août 2021.