S’il estime que le système de formation dual continue à faire ses preuves en Suisse, Patrik Schellenbauer, chef économiste du think tank Avenir Suisse, plaide pour des réformes. En tête de peloton figure un renforcement des connaissances générales.
HR Today: A l’ère de l’industrie 4.0, le système dual est-il toujours pertinent en Suisse?
Patrick Schellenbauer: Oui, ce modèle de formation continue à présenter des atouts non négligeables. Le premier d’entre eux, c’est son caractère intégrateur, notamment pour les jeunes qui ont des difficultés scolaires. En effet, son lien étroit avec le marché du travail facilite l’accès à la vie professionnelle. Dans la foulée, le chômage des jeunes Helvètes est relativement bas en comparaison internationale. A mon avis, l’une des raisons pour lesquelles la Suisse ne souffre pas de problèmes de banlieues à la française, c’est justement son système de formation duale.
Reste que la numérisation galopante de notre société entraîne des défis en matière de formation…
En effet! L’un d’entre eux est le fait qu’on ne sait pas quels métiers existeront toujours dans vingt ans. On peut bien mieux s’imaginer lesquels auront disparu… Dans ces conditions, la formation professionnelle doit être repensée.
La plupart des acteurs concernés sont d’accord sur cette nécessité de réforme. Mais comment préparer les jeunes à des métiers qui n’existent pas encore ou n’existeront peut-être plus quelques années après leur entrée sur le marché du travail?
Le plus important, c’est d’offrir une base favorisant l’apprentissage tout au long de la vie, afin qu’une personne puisse constamment se réorienter en cas de besoin. Or, il est évident qu’il est plus facile pour quelqu’un qui dispose déjà de connaissances étendues de continuer à apprendre. Concrètement, Avenir Suisse plaide – et ce depuis dix ans déjà! – en faveur du renforcement des connaissances de base dans le système dual. Ce devrait en particulier être le cas pour les mathématiques, les sciences, l’informatique et les langues. Actuellement, seuls environ cinq CFC sur dix incluent une langue étrangère dans leur programme.
Qui dit renforcement des connaissances générales dit affaiblissement des connaissances spécifiques…
Ces dernières ont une importance relativement moindre dans une optique d’apprentissage tout au long de la vie. A notre avis, proposer quelque 230 diplômes (CFC + AFP, ndlr.) différents en Suisse, c’est trop. Il faut mettre en commun des profils professionnels, afin de créer des CFC et des AFP plus étendus. Le CFC de polymécanicien, qui recoupe environ cinq types de mécaniciens, est un exemple à suivre. Prenez le bâtiment: il existe des dizaines de formations distinctes. On pourrait sans autre fusionner plusieurs d’entre elles dans un CFC de «polyconstructeur».
Comment une petite entreprise de peinture comptant une poignée de collaborateurs offrirait-elle à son apprenti la palette complète des connaissances du «polyconstructeur»?
Là aussi, il faudrait opérer un changement de paradigme. Ou du moins encourager une pratique qui existe déjà: celle de la mutualisation des apprentissages, voire de leur externalisation partielle. En faisant attention à bien rester dans les limites du système dual qui, comme je l’ai déjà mentionné, a fait ses preuves. Certes, il y a peu de marge de manœuvre. Mais il y en a davantage que ce que laisse croire la stratégie Vision 2030 (élaborée par la Confédération, les cantons et les partenaires sociaux, ndlr.). Cette dernière va dans la bonne direction, mais est assez frileuse.
Avenir Suisse ne doit pas se faire que des amies parmi les entreprises formatrices en proposant d’élargir la formation de base durant l’apprentissage, au détriment des connaissances spécifiques…
Logiquement, qui dit plus d’école et moins de terrain dit baisse de la rentabilité des apprentis à court terme. On estime qu’actuellement en Suisse, les travailleurs en formation consacrent plus de 80% de leur temps à des tâches opérationnelles. Quant à leur productivité, elle grimpe rapidement: alors qu’elle atteint 37% de celle des employés qualifiés durant la première année d’apprentissage, elle bondit à 75% en troisième année. L’un des défis est donc d’amener les entreprises à envisager une vision à plus long terme: étant donné qu’il fait partie du système éducatif, l’apprentissage devrait être considéré comme un investissement à rentabiliser sur dix à vingt ans. Mais d’un autre côté, les potentiels gains de productivité liés à l’engagement d’apprentis participent pleinement du succès du système dual dans notre pays. Il y a donc une tension.
Comment peut-on sortir de cet état de tension?
Premièrement, il faut convaincre les entreprises qu’il est dans leur intérêt de penser à plus long terme en matière d’apprentissage. Je sens heureusement une certaine détente en lien avec la reprise conjoncturelle, notamment du côté des sociétés industrielles, qui pourrait permettre d’envisager d’entrer en matière sur un élargissement de la formation de base durant l’apprentissage. Dans un contexte de suroffre des places d’apprentissage, certaines entreprises pourraient par ailleurs se laisser tenter par des réformes susceptibles de valoriser leur image auprès des jeunes.
Jeter les bases d’un apprentissage tout au long de la vie est tout à fait louable. Mais que faire des jeunes qui sont des «purs manuels» et ne nourrissent aucune affinité avec l’école? Ne vont-ils pas être les premières victimes de la numérisation?
Honnêtement, je ne me fais pas trop de souci pour les métiers de «base», car une bonne partie des activités manuelles simples et/ou artisanales ne pourront pas être remplacées par des robots. Ce sont plutôt les couches professionnelles du «milieu» qui sont menacées. Pour faire face, il n’y a pas de miracle: il faut des gens plus qualifiés. Or, là aussi, un vrai changement de mentalité est nécessaire. L’apprentissage doit être considéré comme le début du parcours éducatif supérieur et non comme sa fin. Ce que souhaite Avenir Suisse, c’est de voir grimper de 15 à 25% la part des détenteurs de maturités professionnelles. D’ici 2035, l’objectif souhaitable devrait être un taux de réussite à la maturité combinée (professionnelle et gymnasiale) de 45%, contre 35% actuellement. Dans le même ordre d’idée, nous prônons une augmentation du taux d’admission des titulaires de maturité professionnelle dans les hautes écoles spécialisées et l’amélioration de la perméabilité dans le système d’enseignement supérieur.
Ne craignez-vous pas que cet encouragement des études supérieures contribue à la spirale de l’académisation en Suisse? Dans les entreprises, certains responsables de la formation professionnelle se plaignent justement du fait qu’ils peinent à recruter de bons apprentis et doivent se contenter des «miettes» laissées par le gymnase…
L’académisation est d’une certaine manière inévitable dans un contexte de globalisation, du moins en ce qui concerne les titres. D’une part parce qu’avec l’internationalisation des entreprises, toutes ne sont pas forcément familières avec le système dual et sont parfois difficiles à recruter en tant que sociétés formatrices. D’autre part parce qu’un jeune, s’il souhaite travailler à l’étranger, aura intérêt à être au bénéfice d’un diplôme reconnu – ou du moins connu – hors des frontières. A mon avis, plutôt que de tenter de dissuader les jeunes de s’engager sur la voie académique, il faut leur offrir la possibilité de mettre rapidement un pied sur le terrain. A titre d’exemple, je citerais les initiatives Way-up et PIBS de Swissmem: la première permet aux gymnasiens d’obtenir un CFC technique en deux ans (après leur maturité fédérale) et la seconde leur permet de décrocher en quatre ans un bachelor intégrant la pratique. Il ne s’agit au fond que d’un apprentissage au niveau tertiaire. On pourrait imaginer que tous les polymécaniciens soient formés de cette manière à l’avenir.
Même si les milieux politiques et économiques pourraient se montrer davantage réactifs face à la numérisation, tous les acteurs s’accordent au moins à dire qu’il faut repenser la façon de préparer les jeunes à la nouvelle donne sur le marché du travail. Qu’en est-il des personnes un peu moins jeunes, qui, n’étant pas des «digital natives», sont moins à l’aise avec la technologie?
Une personne qui a intégré le principe de formation continue tout au long de la vie trouvera du travail, même après 50 ans. Et le fait qu’elle ne soit pas «digital native» pourrait justement lui servir: certes, les jeunes sont d’excellents utilisateurs des nouvelles technologies. Mais à l’inverse de leurs aînés, ils n’ont pas une compréhension en profondeur de ces technologies. C’est d’ailleurs l’un des leviers sur lesquels il faut agir par le biais d’un renforcement des connaissances générales durant l’apprentissage.
Cette interview est parue le 08 juin 2018 sur le site «HR Today». Reproduit avec l’aimable autorisation de la rédaction.