À la fin du XVIIIe siècle, la Suisse est encore le parent pauvre de l’Europe. De nombreux Suisses sont contraints de s’engager comme mercenaire pour le compte des souverains européens. C’est à cette époque que vit une femme dont les mémoires comptent parmi les œuvres les plus singulières jamais écrites par une Suissesse.
L’héroïne de cette histoire est née sous le nom de Regula Egli en 1761 à Fluntern, une commune qui fait de nos jours partie de Zurich. Elle passe son enfance dans un orphelinat. À 17 ans, elle tombe amoureuse d’un soldat, tout comme sa mère des années auparavant. L’heureux élu s’appelle Florian Engel, il sert dans un régiment suisse de l’armée française. Mari et femme deviennent des partisans fidèles de Napoléon et le suivent presque partout: en Egypte, à la bataille d’Austerlitz, dans les campagnes contre Naples, la Prusse, l’Espagne et le Portugal. Ils partent même en exil sur l’île d’Elbe avec Bonaparte. Ils vivent de la guerre et ne voient pas d’autre possibilité. «Mon époux ne comprenait rien d’autre que la carrière militaire», écrit Regula, en s’excusant presque.
Regula Engel est bien plus que la compagne de son mari: elle enfile l’uniforme et prend part à de nombreuses batailles. On raconte que Napoléon aurait loué ses «bons mollets de Suissesse». Sa santé exceptionnelle lui a permis de mettre au monde vingt et un enfants: «J’accouchai entre deux canons. Dès le jour suivant, à quatre heures du matin, je devais reprendre la route.» Le dernier enfant naquit en 1811. «Engel pouvait se vanter que, à cinquante ans, sa vigne fasse encore pousser des fruits», constate-t-elle non sans humour. Le couple garde toujours uniquement les enfants les plus jeunes auprès d’eux et envoie les plus âgés chez des amis en Suisse.
En 1815, Regula Engel perd à la bataille de Waterloo son mari et deux de ses fils; elle elle-même grièvement blessée. Comme l’État français refuse de lui verser sa solde, la veuve se rend en Amérique pour y chercher l’un de ses fils. Elle le trouvera en Nouvelle-Orléans – sur son lit de mort. De retour en Suisse, elle ne retrouve pas la trace de ses trois enfants encore en vie. Devant faire face à d’importants problèmes d’argent, Regula Engel, désormais établie à Zurich, couche sur papier son histoire: ce seront ses mémoires: Madame la Colonel Engel. Du Caire à New york, de l’Elbe à Waterloo. Mémoires d’une Amazone du temps de Napoléon.
Son manuscrit la transforme en célébrité locale mais c’est à peine s’il lui permet de vivre. Lorsqu’elle atteint 83 ans, elle se voit attribuer une place à l’hospice payée par la ville de Zurich. Elle y restera jusqu’à sa mort, à l’âge canonique, pour l’époque, de 92 ans.
Regula Engel était fière de sa vie et de la manière dont elle l’a menée: «Toutes ces peines, et bien d’autres, qui se sont abattues sur moi comme des trombes d’eau, j’ai dû les essuyer. Et j’ai tenu bon.»
L’ensemble des portraits des pionnières de la Suisse moderne fera l’objet d’une publication dans un livre qui paraîtra à l’automne 2014, édité par Avenir Suisse, les Editions Slatkine et Le Temps. A précommander ici