Pour notre série «Why Switzerland? – La Suisse vue de l’étranger», plusieurs penseurs et membres de think-tanks ont analysé la Suisse de l’extérieur et exprimé leur opinion sur la question: «Pourquoi la Suisse est-elle si différente de ses pays voisins?». Dans ce second volet, François Garçon, docteur en histoire HDR à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et auteur des livres «Le modèle suisse» (2008) et «Formation, l’autre miracle suisse» (2014) , présente sa vision de notre pays. Selon lui, si la Suisse est aujourd’hui leader en termes d’innovation et de compétitivité et affiche un tel dynamisme, c’est principalement grâce à son système de démocratie directe et à l’attache communale de ses citoyens. François Garçon explique comment les Suisses ont su adapter le modèle cher à Tocqueville, afin de rester des citoyens, aux commandes de la vie politique, alors qu’autour d’eux, les peuples sont devenus des administrés.
Qu’il s’agisse d’innovation ou de compétitivité, la Suisse, leader mondial, fait donc la course en tête. Rapportée à la taille de sa population, la Suisse squatte encore la plus haute marche du podium en matière d’exportations, dominant le champion allemand toutes catégories d’environ 20%. Pour filer à pareille allure, il faut seulement que le cadre politique, les normes sociales, les mentalités des hommes soient en harmonie. En réalité, c’est déjà beaucoup…
Même si les Suisses sont d’un naturel réservé et mal à l’aise quand un hommage leur est publiquement rendu, il faut leur savoir gré d’avoir ressuscité des outils politiques inventés par les Grecs, voilà quelque deux millénaires, puis en avoir modernisé l’usage. L’attachement à la démocratie directe, coutume pittoresque et demeurée vivante dans deux cantons de la Suisse dite primitive, tout comme les particularités de sa démocratie représentative sont une des clés du dynamisme helvétique qui surfe encore sur la stabilité de son organisation sociale. « Il n’est pas toujours loisible d’appeler le peuple entier, soit directement, soit indirectement, à la confection de la loi ; mais on ne saurait nier que, quand cela est praticable, la loi n’en acquière une grande autorité. Cette origine populaire, qui nuit souvent à la bonté et à la sagesse de la législation, contribue singulièrement à sa puissance », écrivait déjà Tocqueville.[1]
L’initiative populaire et le droit de référendum, parfois décriés, sont les deux outils permettant aux Suisses de garder le contrôle sur leurs mandataires. Si, par la force des choses et pour des raisons de commodité, la Suisse est logiquement devenue une démocratie représentative, ses citoyens en ont aménagé le fonctionnement pour que ce mode de gouvernance reste proche de l’idéal classique où, à tout moment, le peuple peut reprendre le mandat donné et exercer directement sa volonté. Ainsi les gouvernements communaux, cantonaux ou fédéraux sont le choix des citoyens mais, surtout, pour plagier Tocqueville, restent de leurs choix. Ici, les gouvernements émanent réellement des gouvernés, à la seule exception des sept conseillers fédéraux. Quand, depuis le citoyen jusqu’aux ministres, tant d’Etats voisins offrent le spectacle d’un incivisme massif engendré par le dévoiement de leur système démocratique, on comprend mieux pourquoi les Suisses ont raison de célébrer un culte sans retenue à leurs institutions que d’aucuns estiment parfois galvaudées. Ainsi, concernant le droit d’initiative, la Suisse -et donc les Suisses- ont su éviter le détournement irresponsable des scrutins populaires, comme la Californie en a offert le spectacle désolant, ouvrant sans limite les vannes des dépenses et, simultanément, fermant celles des impôts. [2]
Ainsi, même s’il n’est pas lui même au volant, le peuple suisse reste aux commandes de la vie politique, et ses représentants sont à son image. Et si les affaires tournent mal, les Suisses savent par avance devoir ne s’en prendre qu’à eux-mêmes. Il s’agit probablement là d’un des répulsifs les plus efficaces de la démagogie, ce cancer des démocraties avachies avec leurs peuples infantilisés, que marionnettisent des politiciens professionnels, souvent aussi cyniques qu’incapables.
Voilà pourquoi, nonobstant les déplorations de ceux estimant les votations trop nombreuses ou la participation électorale insuffisante, il se trouve toujours la moitié du corps électoral pour dire ce qu’il pense sur des sujets parfois extrêmement complexes. Les Suisses ont agi afin de rester des citoyens là où, autour d’eux, les peuples sont devenus des administrés, enchaînant inertie et violences. La Suisse est l’un des rares pays pouvant se vanter de n’être pas passée sous la direction de gens dont le seul métier est de faire de la politique. Surveiller et voter ! Voilà à quoi tient l’importance de la commune ! Elle est en Suisse le lieu primordial où s’exerce le pouvoir du citoyen-contribuable. A travers l’attache communale et les implications qu’elle requiert, le citoyen suisse prend goût à l’ordre et apprécie les avantages qu’il procure. Un Genevois se déclarera d’abord Carougeois, si telle est sa commune d’origine. Imagine-t-on la surprise d’un Tocqueville constatant qu’ici, dans un pays de huit millions d’habitants, l’idéal communal n’a débouché sur aucune anarchie !
Avisés, les Suisses ont donc pris soin d’éparpiller la puissance : peu de fonctionnaires, une classe politique assagie et sous mandat, un peuple éduqué, prudent et convaincu qu’en dehors du travail il n’est point de salut. Telles sont quelques unes des bonnes raisons qui font de la Suisse un champion planétaire dans les catégories essentielles. En déplacement à Genève au printemps 2014, le Premier ministre français déclarait : « Ce n’est pas l’Etat qui crée des emplois. Ce sont les entreprises. La Suisse, de ce point de vue là, montre le chemin. » Quand, dans une France en quasi-faillite mais toujours aussi arrogante, la Suisse s’impose comme un modèle de réussite, c’est qu’à n’en plus douter les Suisses tirent assurément dans la bonne direction. Il faut garder le cap.
[1] De la démocratie en Amérique, page 360.
[2] John Micklethwait & Adrian Wooldridge, The Fourth Revolution, Allen Lane, 2014, notamment chapitre 5, The seven deadly sins – and one great virtue- of California Government.