La Suisse doit une large partie de sa prospérité au maintien d’un marché du travail fluide et libéré de contraintes excessives, notamment pour l’embauche et la fixation des salaires. Cette politique permet au pays d’avoir depuis longtemps un taux de chômage très bas et un taux de personnes en activité élevé. Malgré ce succès, les tentatives de toujours plus réglementer le travail sont nombreuses en Suisse. Les propositions faites partent souvent d’une bonne intention, mais manquent généralement leur cible et produisent des effets contraires à leur objectif. Deux exemples : le travail des seniors et l’extension facilitée des conventions collectives de travail.

Un marché du travail suisse libéral et flexible, soutenu par la population

En comparaison internationale, la Suisse réglemente relativement peu le marché du travail, surtout dans les relations directes entre employeurs et salariés. Le salaire et les modalités de travail peuvent être librement fixées ; il y a peu de contraintes limitant les embauches ou les licenciements. Dans de nombreuses branches, les règles du jeu du marché du travail sont fixées par les partenaires sociaux (organisations d’employeurs ou entreprises individuelles, d’une part ; syndicats ou associations de salariés d’autre part) dans des conventions collectives de travail (CCT). En principe, seuls les entreprises et employeurs ayant explicitement adhéré à une CCT sont liés par elles.

Cette attitude libérée et libérale à l’égard du travail est fortement ancrée dans la culture du pays, et bénéfice depuis longtemps d’un large soutien populaire. Presque toutes les votations fédérales proposant des réglementations ou restrictions supplémentaires au travail – 6 semaines de vacances pour tous (2012), initiative 1 :12 (2013), salaire minimum au niveau fédéral,(2014) – ont été clairement rejetées. Seule exception : le «coup de gueule» contre les rémunérations excessives incarné par l’initiative Minder, acceptée en 2013, symbole fort d’une Suisse votante exaspérée par les incompréhensibles politiques de rémunération des hauts dirigeants pratiquées par quelques grandes sociétés basées dans le pays.

France, Espagne, Italie : de mauvaises inspirations réglementaires pour le travail

Pendant que la Suisse continuait à valoriser la fluidité au travail, certains pays proches (en particulier la France, l’Espagne et l’Italie) amassaient les règlements corporatistes ou étatistes ayant pour but de protéger les travailleurs des excès des employeurs. Cette hypertrophie réglementaire s’est manifestée principalement par des règles d’interdiction de licenciement ou d’obligation de salaires minimaux. Ces pays ont donc clairement donné la priorité à la prévention de possibles abus envers les travailleurs, plutôt qu’au développement de conditions-cadres favorisant la création d’emplois, l’esprit d’entreprise, ou les évolutions et changements de carrière. Le résultat de ces politiques est dramatique : avec un taux de chômage chez les jeunes inquiétant, la France (près de 25%), l’Italie (près de 35%) et l’Espagne (plus de 40%) ont créé véritables bombes sociales à retardement. Une «génération perdue» s’est formée et ne peut largement pas accéder au marché de l’emploi (avec des contrats de durée indéterminée) : les salaires minimaux rendent leur embauche trop onéreuse et l’interdiction des licenciements décourage la création d’emplois par les entreprises et les entrepreneurs. Les « insiders » (déjà en emploi) sont massivement protégés, au détriment des « outsiders » (tous ceux qui tentent d’entrer sur le marché de l’emploi).

Malgré ces expériences étrangères désastreuses, des propositions similaires de renforcement des règles du travail sont régulièrement débattues en Suisse, par exemple pour le travail des seniors et les mesures d’accompagnement.

Chômage des seniors : ne pas se tromper dans le choix des solutions

La Suisse présente une situation contrastée en matière de travail des seniors (grossièrement : les plus de 50 ans). Le taux de seniors en activité est l’un des plus élevés d’Europe (bonne nouvelle : dans leur grande majorité, les entreprises suisses sont fidèles et loyales envers leurs salariés âgés). Mais la quote-part de chômeurs de longue durée de plus de 50 ans est bien plus élevée que celles des plus jeunes (mauvaise nouvelle : il est difficile pour un senior de retourner sur le marché du travail suisse s’il en est sorti). Le vrai défi en Suisse est donc de trouver des solutions pour permettre aux seniors de réintégrer le marché du travail : formations additionnelles, abolition des stéréotypes culturels négatifs à l’emploi des seniors, statuts personnalisés et flexibles, etc. Pourtant, certains prônent la création d’interdiction de licenciement pour les travailleurs âgés de plus de 50 ans, ou la formalisation de conditions de travail plus avantageuses pour les seniors (par ex. vacances supplémentaires, barèmes de salaires plus élevés, cotisations patronales plus chères). Ces propositions ne contribuent pas à diminuer le chômage des seniors ; bien pire, elles accentueraient encore le problème, en rendant encore moins attractif pour un employeur le recrutement de nouveaux travailleurs âgés. En d’autres termes : ces mesures renforceraient encore la protection des «insiders» âgés (les seniors déjà en emploi, globalement bien traités en Suisse). Par contre, elles affaibliraient les chances des «outsiders» de plus de 50 ans qui cherchent un emploi parce que ces derniers, à qualifications égales, coûteraient plus chers ou offriraient moins de flexibilité. Or, ce sont ces derniers, et non pas les seniors déjà en emploi, qui forment la catégorie socialement la plus fragile (voir Avenir Suisse, Jérôme Cosandey, «Le travail des seniors», 2015).

Mesures d’accompagnement et libre circulation : éviter la surenchère réglementaire

Autre exemple : pour trouver une majorité politique en faveur de la libre circulation des personnes avec l’UE, la Suisse a décidé depuis 2004 d’une série de mesures d’accompagnement (MA), constamment renforcées depuis. Les MA consistent principalement à faciliter l’extension obligatoire des conventions collectives de travail (CCT), ou à décider de règles minimales en matière de travail ou salaires pour les branches non soumises à une CCT ou pour les travailleurs étrangers détachés en Suisse. L’intention d’origine des MA était d’éviter une pression négative sur les salaires des travailleurs résidents en Suisse, qui serait exercée par l’entrée sur le marché de nouveaux travailleurs venant de l’UE, par hypothèse moins bien payés. Cependant, plus d’une décennie de pratique de la libre circulation et des MA n’a pas permis de démontrer une détérioration globale des rémunérations en Suisse, bien au contraire. Le niveau global des salaires a régulièrement augmenté (mais pas dans une même proportion pour toutes les catégories de personnel). Pourtant, les MA n’ont pas cessé d’être étendues et renforcées (voir Avenir Suisse, Tobias Schlegel, «Libre circulation et mesures d’accompagnement – Pas de corset pour le marché du travail», mai 2017).

Se fondant sur les MA, des organisations patronales et syndicales ont obtenu de nombreuses extensions obligatoires de CCT, imposant des règles (notamment salariales) à l’ensemble d’une branche (y compris les entreprises qui ne souhaitaient pas adhérer à une CCT). Tendanciellement, cette «cartellisation» du travail devient une forme de substitution de réglementation étatique, contrairement à la tradition si efficace de régime libéral et flexible pour le travail en Suisse. De plus, elle tend à renchérir encore le coût moyen du travail en Suisse, déjà élevé. Ceci crée des incitations supplémentaires pour des entreprises locales à recourir encore plus massivement à l’automatisation, à la délocalisation ou la sous-traitance à l’étranger : autant de phénomènes néfastes pour le volume d’emplois en Suisse.

En matière de travail, l’enfer réglementaire est décidément pavé de bonnes intentions ; et les «solutions» retenues se révèlent souvent contre-productives par rapport à l’objectif recherché.