L’arrivée de la génération du baby-boom à la retraite est parfois décrite comme un tsunami gris. L’image est toutefois mal choisie, car trop peu nuancée. D’abord, un tsunami possède une connotation très négative. Certes, le financement de l’AVS et des soins aux personnes âgées doit être révisé si on veut éviter des dettes publiques gargantuesques. Pour l’AVS, on estime ce montant à 9 milliards de francs par an dès 2030, deux fois le budget annuel actuel de l’armée. Mais les nouveaux retraités jouent aussi un rôle important dans notre société, par leur engagement au bénéfice de leurs petits-enfants ou de leurs propres parents impotents, ou comme acteurs économiques exigeants et financièrement solides – la «silver economy». Ensuite, un tsunami s’abat d’un coup sur les rives, alors que le départ des baby-boomers s’étendra sur une décennie. On parle de citoyens ayant différentes années de naissance (1946 à 1964) qui partiront à la retraite à des moments différents de leur biographie.

L’âge effectif de la retraite sera alors déterminant, non seulement pour financer les assurances sociales, mais aussi pour garantir les ressources humaines nécessaires pour satisfaire les besoins de nos aînés. Rehausser l’âge effectif de la retraite, de deux mois par exemple, permettrait de créer 5000 postes, réduisant ainsi les besoins en contingents de travailleurs étrangers. Travailler un an de plus, mais à 50% correspondrait à 15’000 postes supplémentaires. Mais la question du relèvement de l’âge de la retraite est une vache sacrée en Suisse. L’argument ultime contre toute hausse: «l’âge effectif de la retraite est de 64,1 ans pour les hommes démontre le refus de l’économie à employer les seniors». Cet argument nécessite un double regard critique.

Une définition surprenante

Premièrement, la définition de l’âge effectif de la retraite est pour le moins originale. «Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées» aurait dit Winston Churchill. Même si le mot falsifier est un peu fort, les notes de bas de page de l’Office fédéral de la statistique (OFS) restent intrigantes. L’âge de la retraite susmentionné se base sur un sondage. Concrètement, l’OFS demande à des personnes entre 65 et 70 ans si elles ont bénéficié d’une retraite anticipée. Si oui, l’âge effectif est tenu en compte. Sinon, un départ à 65 ans (64 pour les femmes) est appliqué par défaut. Ainsi, un âge effectif au-dessus de l’âge légal est par définition exclu, alors que près de 25% de la population travaillent au-delà de 65 ans. Une autre définition, appliquée par l’OCDE, se base sur le taux d’activité professionnelle des seniors de tout âge. Selon cette méthode de calcul, l’âge effectif de la retraite est de 66,1 ans pour les hommes et des 63,9 pour les femmes (2012). La condition posée pour un relèvement de l’âge de la retraite serait donc remplie, pour autant qu’une telle condition fasse sens.

Un indicateur peu pertinent

Deuxièmement, l’âge effectif de la retraite ne reflète pas seulement la capacité du marché à employer des seniors. Il est aussi et surtout l’expression de choix individuels et des partenaires sociaux. Ces derniers négocient dans bien des branches (par exemple le bâtiment ou la fonction publique) et des entreprises un âge réglementaire de la retraite au-dessous de l’âge légal. Ainsi, les policiers genevois prennent leur retraite à 58 ans, les employés du bâtiment à 60 ans, les fonctionnaires vaudois à 62 ans, etc. A ces départs anticipés «par designs» s’ajoutent les retraites anticipées volontaires individuelles. Ces dernières reflètent des préférences personnelles, la quête d’un équilibre entre niveau de rente et temps libre. Il y a certes les départs forcés lors de restructurations qui représentent un tiers des retraites anticipées. Mais ceux-ci dépendent aussi de l’âge légal de la retraite, car ce dernier fixe la hauteur de la rente, et ainsi les coûts des ponts AVS au sein des plans sociaux. A l’exception des métiers à forte pénibilité, le départ en préretraite n’est plus une nécessité, mais un choix. Si l’âge légal de référence pour une rente complète est relevé, le coût d’un départ prématuré (pour l’employé, pour l’employeur) augmentera et les gens travailleront plus longtemps. L’expérience des dix dernières années le prouve. Par deux fois, l’âge légal de la retraite à été relevé pour les femmes, de 62 à 63 ans en 2001 et à 64 ans en 2005. À chaque fois, l’âge effectif de la retraite a suivi.

Ces exemples le démontrent: conditionner le débat sur l’âge légal de la retraite au seul âge effectif de cette dernière –quelle que soit sa définition– manque de pertinence. Ce paramètre unique est un indicateur important si on observe sa tendance sur le long terme. Par contre, il ne permet pas de décrire les 65 nuances de gris qui caractérisent les situations individuelles de chaque retraité. La politique aurait tort de se cacher derrière cette feuille de vigne pour éviter le débat sur une plus longue employabilité des seniors.

Cet article a été publié le 17 décembre 2014 dans «Le Temps».
Avec l'aimable autorisation du Temps.