1989, année symbolique de transformation, est désormais 30 ans derrière nous, et l’illusion des dividendes de la paix perdure en Europe, même après la fin de la Guerre froide. Dans le même temps, l’épreuve de force géopolitique connaît une renaissance que l’on croyait difficilement possible il y a quelques années. Le groupe de réflexion renommé European Council on Foreign Relations (ECFR) à Londres et la société de gestion du risque politique Eurasia Group, basée à New York, partagent cet avis. Les deux institutions se sont risquées à anticiper les risques et les tendances possibles pour l’année 2019.

Une Géopolitique 2.0 et un monde G-zéro?

La géopolitique du XXIe siècle suit une logique fondamentalement différente de celle de la Guerre froide. Les facteurs déterminants de la puissance mondiale ne sont plus le nombre de porte-avions, le monopole de l’information médiatique ou la performance économique. La géopolitique 2.0 actuelle se fait désormais au niveau technologique, par la présence dans l’espace virtuel et la résilience des acteurs non étatiques. Cela conduit à un nivellement du pouvoir entre les grandes puissances et les autres acteurs, étatiques ou non étatiques. Les attentats terroristes de septembre 2001 et les guerres en Iraq et en Afghanistan ont montré de plus en plus clairement qu’être à la pointe de la technologie militaire ne mène plus systématiquement à un succès stratégique. Les origines de cette tendance remontent aux guerres du Vietnam et d’Algérie et à Pearl Harbour. En conséquence, les acteurs les plus faibles peuvent acquérir un pouvoir relatif s’ils parviennent à tirer le meilleur parti des possibilités découlant de l’asymétrie des relations de pouvoir.

Cela signifie que des pays comme la Chine ont rattrapé leur retard en termes d’innovation, de recherche et de développement (y compris le développement militaire). Par rapport à 1993, Pékin a augmenté ses dépenses de défense corrigées du pouvoir d’achat de 1249% et les Etats-Unis de 118%. L’écart par rapport aux Etats-Unis se réduit de plus en plus (voir graphique 1). Ces chiffres coïncident avec l’analyse du Center of Security Studies de l’ETH Zurich, selon laquelle l’avance de la supériorité technologique militaire occidentale diminue particulièrement par rapport à la Chine. Au lieu de contrecarrer cette tendance à la baisse par une coopération multilatérale accrue, la stratégie «America First» se manifeste sous la forme d’accords bilatéraux et d’une dévaluation progressive des institutions multilatérales. L’incapacité de ces institutions (Otan, OMC, G7, G20) à agir peut, à moyen et long terme, conduire à un monde dit «G-zéro» sans direction claire.

Nouveaux défis pour la politique de sécurité de la Suisse

Un monde G-zéro combiné avec la géopolitique 2.0 mentionnée ci-dessus ne se terminera guère par une reprise des guerres patriotiques entre Etats (voir graphique 2) – la volonté en est trop faible et les coûts économiques trop élevés. Dans le monde G-zéro, les défis tels que le terrorisme international, les cyberattaques, le changement climatique et les grands mouvements migratoires ne peuvent être résolus que multilatéralement, comme cela a été le cas jusqu’ici. À l’avenir, la sécurité ne sera pas assurée par l’isolement, mais par la coopération internationale.

Et la Suisse ? Traditionnellement, notre petit Etat ne sera jamais en mesure de suivre les très grands acteurs en matière d’armements classiques. Ce que le gouvernement fédéral consacre à la défense en un an, ajusté en fonction du pouvoir d’achat, la Chine le dépense en trois jours. Outre les instruments de promotion de la paix que sont le commerce et le rôle actif dans les institutions multilatérales, la Suisse a la possibilité militaire d’utiliser l’asymétrie avec les grandes puissances à son avantage dans les cas extrêmes, avant tout par une dissuasion proactive dans le domaine technique (cyberdéfense, renseignement). Malgré sa politique de neutralité, la Suisse ne pourra pas échapper complètement à la géopolitique 2.0. Son orientation politique actuelle, qui, outre l’acquisition d’armes, est axée sur le service civil, prétendument trop attrayant, et sur ses effectifs devrait être élargie.

Des approches pragmatiques et globales sont nécessaires

Premièrement, la politique de défense d’un Etat comme la Suisse a besoin d’un profil stratégique clair qui soit axé sur les menaces futures et non sur la sécurité intérieure. Compte tenu de l’évolution des rapports de force sur le plan géopolitique, les relations entre nos différentes organisations de sécurité (armée, services de renseignement civils et militaires) et le monde extérieur (coopération avec les services de renseignement occidentaux, l’Otan, l’Union européenne de défense dont il a été question) devraient être définies de manière plus transparente que jusqu’alors. La participation récemment décidée au Centre d’excellence de l’Otan pour la cyberdéfense en coopération est une évolution positive, mais elle aurait pu avoir lieu plus tôt.

Deuxièmement, la politique de sécurité de la Suisse doit faire l’objet d’une réflexion plus large. Les politiques en matière de commerce, de formation et de marché du travail peuvent également créer la sécurité. Au fur et à mesure que les réseaux économiques se développent, les incitations matérielles aux conflits potentiels diminuent. En outre, le potentiel d’intégration sociale du système de formation suisse ne doit pas être sous-estimé. Les personnes bien formées qui participent au marché du travail peuvent difficilement être recrutées par les réseaux terroristes.

Troisièmement, la cyberdéfense doit avant tout pouvoir protéger les infrastructures critiques. Une grappe d’acteurs actifs dans la cybersécurité regroupant le gouvernement, la recherche et le secteur privé pourrait également avoir un effet d’entraînement positif sur l’ensemble de l’économie. En mettant davantage l’accent sur l’espace virtuel et le progrès technologique, le nombre de forces terrestres serait réduit et la qualité serait améliorée en raison des exigences plus élevées imposées au personnel.

Quatrièmement, rien ne prouve que la Suisse serait moins capable de se défendre avec moins de personnel. Les Pays-Bas sont très exposés en tant que membre de l’Otan et comptent deux fois plus d’habitants que la Suisse. Mais l’armée néerlandaise compte au total 61 094 hommes et femmes (réserves comprises). Un quart d’entre eux sont des miliciens, et la proportion de femmes est de 13,6%. Pour la plupart des défis futurs en matière de sécurité, les forces terrestres quantitativement importantes ne seront plus décisives, à l’inverse d’une armée spécialisée dans les menaces réelles.

Cinquièmement, le service militaire obligatoire pour les hommes devrait être adapté aux réalités sociales. Au moment de son introduction, les femmes ne jouissaient ni de droits politiques ni d’un degré élevé d’intégration sur le marché du travail. La proportion d’étrangers était également beaucoup plus faible qu’aujourd’hui. La fonction de cohésion sociale quee l’armée de milice assure en plus de la sécurité touche une proportion de plus en plus faible de la population. Avec un mandat de prestations clair, l’armée se concentrerait avant sur tout la sécurité et disposerait d’un personnel motivé. La cohésion sociale pourrait quant à elle être assurée par un service citoyen qui impliquerait les citoyens étrangers et (dans le service citoyenmilitaire) les femmes suisses, ce qui permettrait de remédier à la pénurie de travailleurs qualifiés dans les municipalités ou dans les soins aux personnes âgées. Cela dépolitiserait la relation entre le service militaire et le service civil.

Une vision plus clairvoyante

Notre politique de défense semble parfois peu axée sur une évaluation prospective des risques. Le réduit national, par exemple, reflétait peut-être les réalités techniques de la Première Guerre mondiale, mais pas celles de la Seconde. Le maréchal britannique Bernard Montgomery le qualifia d’«absurdité irréalisable». En effet, la population et l’industrie civiles du Plateau, densément peuplé, n’auraient pas été suffisamment protégées en cas d’invasion par la Wehrmacht.

La situation actuelle en matière de politique de sécurité est beaucoup plus stable aujourd’hui qu’elle ne l’était dans les années 1940. Néanmoins, la Suisse serait bien inspirée d’adopter une approche proactive face à l’évolution de l’architecture de sécurité mondiale et de rendre les réformes transparentes.