Fin 2023, une étude détaillée menée par deux fonctionnaires du Trésor américain a déclenché un grand tollé en réfutant la thèse de l’économiste star Thomas Piketty selon laquelle les inégalités ont continué de croître aux Etats-Unis au cours des dernières décennies. Le fait que Piketty et ses co-auteurs aient réagi par une réplique brève et plutôt hautaine n’a pas conforté leur position. Il faut désormais remettre en question leur dogme de l’inégalité, qui a également influencé le débat politique à l’échelle régionale.

Ceux qui mesurent les inégalités le savaient déjà : les données relatives à l’impôt sur le revenu que Thomas Piketty a utilisées pour la première fois dans ses publications n’ont pas été recueillies à des fins d’analyse, mais pour calculer la dette fiscale. Il faut veiller à bien traiter les données pour en tirer des conclusions fiables sur l’inégalité et la redistribution. Ainsi, avec l’importance croissante de la prévoyance privée, de plus en plus d’argent échappe à l’impôt sur le revenu. Le moment où ces revenus du capital sont pris en compte est laissé en grande partie à l’appréciation des chercheurs. Toutefois, selon l’hypothèse retenue, l’inégalité démontrée varie fortement.

Pour se faire une idée complète des inégalités, il faut aussi pouvoir estimer l’effet redistributif du système fiscal. Mais qui supporte réellement le poids des impôts ? Si la réponse est claire pour l’impôt sur le revenu, elle l’est beaucoup moins pour de nombreux autres prélèvements. Tout comme l’impôt sur les chiens n’est pas payé par les chiens, ce ne sont pas les entreprises qui paient les impôts sur les sociétés. L’incidence se répartit entre les actionnaires, les consommateurs (avec des prix plus élevés) et les employés (sous la forme de salaires plus bas). En résumé, les dernières recherches suggèrent que la progression américaine du système fiscal et de prestations est devenue nettement plus fulgurante au cours des 30 dernières années que ce que Piketty ne cesse d’affirmer.

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L’écart des inégalités ne se creuse pas. (Adobe Stock)

En Suisse, les chercheurs qui s’intéressent à l’inégalité avancent à l’aveugle, du moins dans la pénombre. Malgré ces limites, ils s’accordent à dire que l’on ne peut pas parler d’un écart qui ne cesse de se creuser entre les revenus. On pourrait même penser que l’initiative 1:12, rejetée il y a une bonne dizaine d’années, aurait tout de même été appliquée. Ainsi, la répartition des salaires à plein temps en Suisse est l’une des plus homogènes au monde.

C’est pourquoi, dans ce pays, le débat sur les inégalités est plutôt mené dans le cadre de la répartition des fortunes que des revenus. Les données de l’administration fiscale donnent ici l’impression d’une forte concentration : l’indice de Gini sur la fortune imposable était de 0,82 en 2022. Une valeur de 1 serait atteinte si une seule personne possédait toute la fortune. Or des éléments importants de la fortune, comme le capital de la caisse de pension, ne sont pas pris en compte. De plus, les effets du vieillissement déforment l’image. Les personnes plus âgées ont pu épargner plus longtemps et ainsi se constituer un patrimoine. En revanche, la génération Z dispose d’un patrimoine financier moins important, mais d’un capital humain élevé, c’est-à-dire d’un potentiel de revenu. Celui-ci n’apparaît pas dans les mesures de l’inégalité de fortune, ce qui met fortement l’accent sur le fossé entre les générations.

Il serait donc préférable de mettre de côté les querelles sur l’inégalité des revenus et des fortunes et de se concentrer plutôt sur des indicateurs plus pertinents, comme celui de la consommation. Finalement, ce qui compte, c’est moins ce que l’on possède que ce que l’on consomme. Tout porte à croire que les disparités de consommation sont encore plus faibles que celles des revenus et de la fortune.

Cet article est paru dans le magazine Bilanz du 01.02.2024.