Le 6 décembre 1992, la Suisse refusait en votation populaire d’adhérer à l’Espace économique européen (EEE). Le 6 décembre 2018, Avenir Suisse organisait un débat à Lausanne fondé sur son récent Livre blanc, présentant six scénarios sur la place de la Suisse dans le monde et sur ses relations avec l’étranger. Entre-temps, la Suisse a patiemment tissé la toile de ses Accords bilatéraux avec l’Union européenne (UE), mais la voie bilatérale semble désormais enlisée dans les discussions relatives à l’accord-cadre institutionnel. Et maintenant ?

Le Livre blanc Suisse, six scénarios forcément entremêlés

Jérôme Cosandey, directeur romand d’Avenir Suisse, a planté le décor en rappelant les six scénarios du Livre blanc publié par Avenir Suisse en 2018. L’évolution de la Suisse vue depuis 2030 y est évoquée, sous forme de docu-fiction a posteriori. Six scénarios balaient tous les grandes hypothèses, de l’oasis libérale ultra-individualiste au pays replié sur lui-même, se fermant de l’étranger. D’autres scénarios impliquent une collaboration rapprochée et même une adhésion de la Suisse à l’UE (avec ou sans adoption de l’euro).

L’exercice du Livre blanc séduit, mais plusieurs panelistes ont souligné qu’aucun des scénarios ne pouvait se réaliser pour lui-même. La réalité sera forcément une combinaison d’éléments. «On a tous en nous quelque chose du Livre blanc», a-t-il été relevé. Selon Jacques Pilet, «la Suisse a un génie propre, en ce sens que chaque partie du pays reste elle-même, en combinaison avec une intensité d’échanges avec l’étranger presque inégalée». Pour Yves Nidegger, «les six scénarios du Livre blanc ne se réaliseront jamais isolément, la réalité sera toujours une combinaison de plusieurs éléments, une mosaïque. Les Suisses sont des êtres composites».

Photo panel événement llivre blanc Avenir Suisse Gotham flon

François Garçon, Chantal Tauxe, Yves Nidegger, Louise Morand, Jacques Pilet

Suisse et Union européenne, le temps des passions n’est pas terminé

C’est sur l’Europe, et les relations de la Suisse avec l’UE, que les avis se déchirent durant la soirée. Beaucoup de passions et peu d’écoute : chacun campe avec talent et éloquence sur ses convictions, comme si le débat s’épuisait dans un plaidoyer pour ou contre l’adhésion de la Suisse à l’UE.

Le clin d’œil de départ du 6 décembre (vote négatif sur l’EEE en 1992) est vite oublié. «Je n’étais pas née en 1992, donc cela ne représente rien pour moi», assène Louise Morand (vice-présidente des Jeunes libéraux-radicaux genevois), faussement candide du haut de ses 21 ans. Le professeur Garçon, de l’université de Paris I, enfonce le clou sur le cercueil des souvenirs : «je suis accablé par l’amertume suisse du refus de l’EEE de 1992, car la page est tournée».

Parlons donc de 2018 : quelle est la bonne évolution pour les relations de la Suisse avec l’UE ?

Louise Morand affiche son scepticisme sur un rapprochement trop étroit avec l’UE. La Suisse elle-même donne trop de pouvoir à la Confédération, qui fonctionne comme un Etat central, et l’UE elle-même n’a jamais réussi à devenir un véritable Etat fédéral. Si la Suisse devait plus s’intégrer à l’UE, cette dernière fonctionnerait comme un deuxième Etat central trop lourd, et peu désirable. Si Jacques Pilet a été une figure prégnante «EEE 1992», elle-même se voit comme une représentante de la génération du possible «Accord-cadre» à venir avec l’UE. Le «vétéran» Jacques Pilet (plus de 50 ans de journalisme) a commencé par rappeler que la question européenne agite la Suisse depuis des décennies. Il regrette le «court-termisme» des débats actuels, orientés vers le spectaculaire du quotidien (péripéties de négociations sur l’Accord-cadre notamment sur les mesures d’accompagnement). Il soutient qu’il faut valoriser le regard sur l’histoire longue et sur le futur : la Suisse doit être consciente qu’elle va faire un choix historique. Depuis 20 ans, l’UE a été diabolisée et vue largement sous un angle négatif. Le mythe de la Suisse souveraine et agricole a été développé et décliné sous forme de symboles totalement décalés par rapport à la réalité. Les apports positifs de l’UE sont totalement occultés, notamment en matière de sécurité ou d’apport de compétences étrangères par la libre circulation des personnes. Jacques Pilet cite alors l’ancien Conseiller fédéral Joseph Deiss qui plaide dans son dernier livre pour l’adhésion de la Suisse à l’UE, pour permettre au pays de recouvrer sa pleine souveraineté.

Quelle influence possible de la Suisse dans l’UE ?

Succédant à Pilet, le professeur François Garçon ne ménage personne dans l’auditoire. Il est admiratif du système suisse, auquel il a consacré plusieurs livres. Mais selon lui, c’est une illusion de penser que l’excellence politique, économique et sociale suisse pourrait inspirer l’UE. Certes, l’image qu’ont les Européens de la Suisse a bien évolué. Alors qu’on accusait le pays de renier son identité pleinement européenne en choisissant la voie du Cavalier solitaire, de détenir des banques mafieuses et de maintenir une neutralité hypocrite, la Suisse d’aujourd’hui fait rêver. Pour une Union européenne en plein naufrage titanesque, notre pays est un exemple de réussite et de bonheur.

L’Europe est un voisin malade et la véhémence avec laquelle les Européens ont critiqué la Suisse par le passé est oubliée. Aujourd’hui, ils nous reconnaissent des éléments d’excellence, tels que notre stabilité économique, notre système efficace de santé, la qualité de nos formations et notre avancée technologique. Mais ce qui impressionne le plus est la perfection de l’appareil institutionnel helvétique. Aucune chance pourtant que le système politique suisse puisse être source d’inspiration au niveau européen pour une réorganisation socio-politique. «Les eurodéputés sont le fruit de systèmes qui leur ont permis d’accéder au pouvoir, pourquoi voudraient-ils les changer ?»
En France pourtant, alors que la situation dégénère dans les rues, François Garçon nous informe qu’il se murmurerait des concepts qui nous sont familiers : principe de subsidiarité, droit de référendum et d’initiatives.

Suisse et UE, s’en rapprocher ou garder ses distances ?

Le débat entre Chantal Tauxe (NOMES) et Yves Nidegger (UDC) oppose deux personnalités aux convictions fortes et parfaitement contradictoires. Le NOMES milite toujours pour l’adhésion à l’UE, malgré une base de sympathisants en déclin : «Même si un jour, le pourcentage de gens favorables à l’adhésion pourraient tenir dans une cabine téléphonique», selon Chantal Tauxe, «ce n’est pas une raison pour renoncer à se battre pour ses convictions : l’UE existe, c’est un fait, il faut faire avec. Il faut briser les tabous et au moins oser discuter des avantages et des désavantages d’une adhésion». L’UDC, notoirement, est opposé à tout rapprochement supplémentaire avec l’UE.

Evoquant le Brexit, Chantal Tauxe relève qu’aucun pays au sein de l’UE n’a envie d’imiter ce modèle. Même les gouvernements des Etats membres les plus critiques envers l’UE tels que la Pologne, la Hongrie, l’Italie, ne demandent pas la sortie de l’UE, mais veulent la réformer de l’intérieur.

Yves Nidegger revient, comme Jacques Pilet, sur l’histoire : l’UE s’est constituée sur le modèle de la Communauté européenne du charbon et de l’acier de Jean Monnet, et non pas sur celui évoqué par Denis de Rougemont dès 1948, qui entrevoyait un fédéralisme à l’helvétique comme possible évolution européenne. En parallèle, la Suisse a toujours réussi à rester un peu à «côté de la plaque» européenne, et cela lui a réussi. Il faut continuer ainsi.

Pendant ce temps à Berne et à Bruxelles…

Le débat d’Avenir Suisse a eu lieu le 6 décembre 2018. Le lendemain, le Conseil fédéral publiait les résultats de la négociation avec l’UE sur un possible «Accord-cadre» exigé par l’UE pour poursuivre et développer la voie bilatérale avec la Suisse. Refusant de parapher le projet, le Conseil fédéral va le mettre en consultation jusqu’au printemps 2019 auprès des principaux acteurs politiques du pays. La signature d’un tel accord suppose un consensus interne au pays, porté par une majorité politique. Au moins, le texte de l’accord proposé est désormais connu, ce qui permettra d’en débattre ouvertement et plus sur des suppositions ou des hypothèses.

Le feuilleton helvético-européen continue… A suivre, comme on dit en fin d’épisode dans les meilleures séries.

La Suisse et le monde, quelles perspectives d’avenir ?

Table ronde autour du Livre blanc d’Avenir Suisse, jeudi 6 décembre 2018, Gotham Coworking Flon, Lausanne

Le panel réunissait :
Louise Morand, vice-présidente des Jeunes Libéraux-Radicaux genevois
Jacques Pilet, journaliste, éditorialiste
François Garçon, auteur de plusieurs ouvrages sur la Suisse, maître de conférences à l’Université Paris I
Chantal Tauxe, vice-présidente de la section vaudoise du NOMES
Yves Nidegger, Conseiller national (UDC, Genève)