›Prévoyance La fonction publique fera grève pour défendre son deuxième pilier ›Le parlement met la dernière main au plan d’assainissement
Après une accalmie relative, Genève semble renouer avec les rapports houleux qu’il a souvent entretenus avec ses fonctionnaires. Le cartel qui regroupe les syndicats de la fonction publique appelle à une demi-journée de débrayage et de manifestation lev10 mai prochain. Avec une liste de revendications portant sur les effectifs, les mécanismes salariaux (gelés pour cause d’austérité) et l’épineux assainissement, doublé d’une fusion censée les consolider, des deux principales caisses de pension du secteur public cantonal, la CIA et la CEH. La première couvre essentiellement l’administration et les écoles, la seconde surtout le secteur hospitalier. Selon la présidente du cartel intersyndical, Andrée Jelk-Peila, le respect des accords passés sur ces caisses est «le point le plus important» du litige, mais «pas le plus mobilisateur du fait de ses effets décalés dans le temps».
Le mouvement d’humeur des fonctionnaires intervient alors que la commission parlementaire des finances achève son examen du processus de recapitalisation et fusion des deux caisses. L’accord intervenu l’an dernier avec les syndicats (sauf le SSP qui, du coup, a claqué la porte du cartel) pourrait être remis en cause. La donne s’est compliquée depuis. Fin 2011, la Chambre suisse des actuaires a abaissé de 4,25%à 3,5% le taux technique qui détermine les perspectives de rendement des capitaux du deuxième pilier. Sans que l’on puisse y redire. «Cela ne nous laisse pratiquement pas de marge de manoeuvre», confirme Jean-Louis Rimaz, président de la CIA. Il faut trouver 700 millions de francs supplémentaires (au bas mot, augurent certains) pour renflouer le bateau. Cette somme – à la différence du reste de l’assainissement qui peut se dérouler sur quatre décennies – doit faire l’objet d’un versement urgent et unique, qui plombera les comptes 2012 du canton.
Bien qu’incontournable, la révision du taux est controversée. Il s’agit d’un cocktail. Pour deux tiers, il se fonde sur la performance moyenne des placements durant les deux dernières décennies, dans laquelle l’immobilier compte pour 10%. Le dernier tiers correspond au rendement des obligations de la Confédération sur les dix ans à venir. Le résultat est arrondi vers le bas.
Ce mélange reflète-t-il toujours les placements des caisses? Non, rétorque-t-on à la CIA, sur la base d’analyses financières lui prédisant un rendement proche de 5%. L’immobilier, géré en direct et non pas sous forme de fonds, représente par exemple un bon tiers de la fortune de la CIA et l’a gratifiée en 2011 d’un rendement net de 5,33%. Mais la divination actuarielle n’est pas une science exacte. Selon nos sources, la commission des finances a ainsi reçu une contre-expertise situant les perspectives des caisses genevoises à 3,15%.
Cette péripétie corse l’assainissement des deux caisses publiques, préparé dès 2007 et accéléré par un coup de semonce venu de Berne. En 2010, la Confédération a presque réussi à sonner le glas du financement mixte. Ce système prévaut dans certaines caisses publiques, surtout romandes. Il est à mi-chemin entre la pratique de l’AVS (où les cotisations financent les rentes actuelles) et le mode usuel du second pilier (où le salarié constitue, avec son patron, le capital qui alimentera sa propre retraite). Ce système mixte ne pouvait plus se justifier par la pérennité des collectivités publiques, selon le Conseil fédéral: «A cause de l’évolution démographique, sociale et économique liée à la privatisation de certaines tâches publiques, on ne pourra plus tabler à l’avenir sur une stabilité des effectifs dans le service public», écrivait-il en 2008. On comprend que l’argument ait déplu à la gauche. Plus largement, les tenants du système mixte vantent sa meilleure résistance aux aléas boursiers, à l’inflation. Mais, comme il se finance en partie par les cotisations actuelles, il est aussi plus sensible aux variations du rapport entre les nombres d’actifs et de retraités. Si une capitalisation intégrale avait été imposée, la facture aurait atteint 100 milliards de francs pour les collectivités du pays, estimait-on il y a quatre ans. Une coalition montée par les cantons romands tempéra la mesure: la loi votée fin 2010 donnait 40 ans aux caisses pour atteindre une couverture en capital atteignant 80% des engagements et fixait des paliers pour y parvenir. Dans l’exemple de la CIA, la plus grande caisse genevoise, ses statuts l’obligeaient à couvrir au moins la moitié de ses engagements. C’était encore largement le cas il y a peu. Le taux de couverture de la caisse atteignait 72% en 2007. Ce qui fait dire à l’ancien président de la CIA Michel Ducommun qu’il a «la conscience tranquille», ce d’autant plus que les statuts avaient l’aval des autorités cantonales. Mais, après deux tempêtes boursières, qui ont d’ailleurs aussi malmené les caisses privées, la couverture de la CIA pointait à 53% fin 2011. Elle passerait même en dessous de son propre seuil statutaire de 50% si on la calculait selon le nouveau taux technique.
Les trois crises financières survenues en dix ans et la décision fédérale se sont cumulées à des soucis plus structurels. Dans son rapport au parlement, daté de juillet 2011, le Conseil d’Etat parle de «constats préoccupants». En comparant les institutions de prévoyance des fonctionnaires genevois à d’autres caisses publiques pratiquant la primauté de prestations (où la rente est calée sur le dernier salaire, comme dans les cantons de Vaud et Neuchâtel), il est apparu qu’on cotisait moins à Genève (ce qui vaut tant pour les salariés que pour leur employeur) alors que les prestations y étaient meilleures. Voilà qui fait bondir le directeur de la CIA, Claude-Victor Comte: «Nos prestations ne sont pas meilleures que celles de la Migros ou du secteur bancaire!»
Fin 2009, un autre examen montre que la longévité des affiliés de la CIA et de la CEH est supérieure, de 5 à 6%, à celle pronostiquée par les tables actuarielles utilisées. Bref, Genève paie peu, reçoit beaucoup et en profite longtemps! Les dirigeants actuels de la CIA admettent qu’il aurait fallu mieux anticiper les effets financiers de l’allongement de la vie. Mais ils soulignent que, depuis 2000, toutes les mesures prises sont allées dans le sens d’une restriction des prestations.
Le plan négocié entre l’Etatem ployeur et ses serviteurs en prévoit d’autres. L’accord signé en 2011 fait peser une grossemoitié (55%) de l’effort sur les assurés et le reste sur le canton, qui devra compter avec un surcoût annuel de quelque 100 millions durant quatre décennies. Les rentes baisseront, l’âge de la retraite est rehaussé à 63 ans, la durée de cotisations augmentée, leur montant est relevé. Le tout sera pleinement applicable aux personnes embauchées dès 2014. La fusion des deux caisses doit en outre leur offrir un profil démographique plus équilibré. En revanche, on ne remet pas en cause certains avantages, notamment la part patronale de deux tiers de la cotisation ou le régime en primauté de prestations. Un départ à 60 ans reste de plus possible pour les métiers pénibles, notamment hospitaliers.
Les grandes décisions sont imminentes. Genève doit agir vite, avant fin 2013. «Un échec pourrait entraîner la liquidation d’une caisse de pension avec des conséquences nettement plus lourdes pour l’Etat et les assurés actifs», avertit le Département genevois de finances. La commission des finances du Grand Conseil doit voter au plus tard en juin.
Très actif sur le dossier, le député PLR Pierre Weiss compte bien remettre en question certains points négociés. «Les non-perdants de cette affaire sont les actuels retraités de la fonction publique, qui forment la génération la mieux traitée de tous les temps, passés ou futurs», juge ce libéral. Il réclame notamment une rente calculée non pas sur le dernier salaire mais sur les revenus lissés au fil de la carrière. Il compte aussi revenir sur les clauses liées à la pénibilité. Or, ce sont elles qui ont suscité l’adhésion des syndicats qui, contrairement au SSP, ont pactisé avec l’exécutif. La note de l’assainissement est lourde. On parle de 6 milliards de francs. Chacun sait que le dossier pourrait donner lieu à un référendum. Avec le risque que des refus cumulés, fondés sur des arguments diamétralement opposés, ne fassent tout capoter.
Cet article est paru dans «Le Temps» du 3 mai 2012.