L’économie suisse croît-elle parce que nous travaillons plus ou parce que nous travaillons mieux (c’est-à-dire de manière plus productive) ? Dans la première partie de cette série de blogs, nous avons montré que moins de la moitié de la croissance économique des deux dernières décennies correspondent à une augmentation des volumes. La plus grande partie repose sur une progression de la productivité, c’est-à-dire que nous avons continuellement besoin de moins d’heures de travail pour produire la même quantité de biens et de services. Cet article développe cette analyse et se penche davantage sur l’importance de la productivité du travail pour la croissance et la prospérité en s’intéressant aux questions suivantes  :

  • La puissance économique de la Suisse repose-t-elle en premier lieu sur une productivité élevée ou un volume élevé de travail ?
  • La productivité augmente-t-elle plus lentement qu’auparavant ?
  • Que se cache-t-il derrière la progression de la productivité ?
  • Quels sont les secteurs responsables de la croissance de la productivité ?

Une Suisse travailleuse et productive

Cette série de blogs se concentre sur l’évolution de la performance économique. Il vaut néanmoins la peine de jeter un coup d’œil rapide sur le niveau. Comme pour le débat sur la croissance, il est souvent argumenté (et critiqué) que la force économique de la Suisse repose fondamentalement sur un volume élevé de travail. Comme le suggère la figure 6, ce n’est que partiellement vrai. La figure montre la moyenne des heures de travail effectuées ainsi que la productivité du travail dans les pays comparés, toujours par rapport à la Suisse (valeur 100  %). Ensemble, ces deux facteurs donnent le PIB par habitant. Par exemple, les Danois sont aussi productifs que les Suisses (101  % de la productivité suisse), mais le nombre d’heures travaillées par habitant est inférieur (77  % du volume de travail en Suisse).

Dans l’ensemble, il s’avère que l’on travaille beaucoup dans notre pays en comparaison internationale. Cela s’explique surtout par le taux d’activité suisse, qui figure en tête du classement mondial. Pratiquement nulle part ailleurs autant de personnes en âge de travailler exercent une activité professionnelle. D’autres pays, comme la France ou la Belgique, affichent une part beaucoup plus faible de leur population, ce qui augmente la productivité moyenne. Malgré le taux d’activité élevé, le niveau de productivité est supérieur à la moyenne dans notre pays. «Seuls» trois des 14 pays comparés ont une productivité du travail plus élevée.

 

Pas de «crise de la productivité» en Suisse

Dans la figure 7, nous nous tournons à nouveau vers la croissance en décomposant ses deux caractéristiques qui sont la productivité et le volume de travail. Concrètement, la variation du volume de travail est divisée en quatre composantes distinctes :

  • Taux d’activité de la population active
  • Part de la population active (entre 15 et 64 ans) dans la population totale 
  • Temps de travail moyen de la population active 
  • Chômage

Le graphique illustre la part de la croissance du PIB imputable aux différents facteurs. Exemple de la période 2013–2019 : durant cette période, le PIB par habitant a augmenté en moyenne de 0,92 % par an (somme des 5 composantes). Cette croissance s’explique par l’augmentation de la productivité du travail (0,91 %). Le volume de travail a été globalement stable : la contribution positive de la participation au marché du travail a été contrebalancée par une diminution du temps de travail et une évolution de la structure démographique moins favorable à la croissance (c’est-à-dire un nombre croissant de retraités). 

Bien que l’on puisse observer de nets décalages dans le temps, l’importance des gains de productivité pour la croissance économique est indépendante du temps. En revanche, le volume de travail (somme des quatre composantes du volume de travail) ont entre-temps tendance à diminuer.

Il est frappant de constater que si la participation au marché du travail de la population active a diminué dans les années 1990, elle a apporté une contribution positive au PIB par habitant d’environ 0,5  % par an à partir de 2002. Cela est dû en particulier à l’immigration et à la participation accrue des femmes au marché du travail (même si cette dernière a eu un effet négatif sur le temps de travail moyen). Outre le recul de la durée du travail, le vieillissement démographique a également eu un effet clairement modérateur.

 

Les faibles augmentations de la productivité enregistrées dans le sillage de la crise financière et économique ont entre-temps repris (y compris pendant les années de pandémie). La croissance par habitant reposait sur une plus grande productivité du travail. Ceci est d’une grande importance, car la progression de la productivité détermine à long terme la prospérité d’un pays. Une productivité du travail plus élevée est la principale cause de l’augmentation des salaires et permet de travailler moins sans perte de revenus. De plus, cela signifie généralement que les ressources disponibles sont utilisées plus efficacement. Par ailleurs, la prospérité peut donc augmenter sans consommation supplémentaire de ressources (ni atteintes à l’environnement).

En comparaison avec d’autres pays, la croissance de la productivité suisse est robuste, surtout ces dernières années (figure 8). On constate toutefois une tendance générale à la baisse des taux de croissance dans les pays occidentaux, qui concerne également la Suisse (figure 9). Depuis quelques années, les économistes débattent du «productivity puzzle» et d’une éventuelle «stagnation séculaire».

 

 

 

Baisse de la contribution des investissements à la croissance

L’évolution de la productivité du travail montre l’efficacité avec laquelle la valeur ajoutée est générée. La progression de la productivité s’explique par plusieurs facteurs : une augmentation du capital investi, une meilleure «qualité» (formation) des travailleurs, le progrès technique ou une combinaison de ces facteurs.

Jusque dans les années 1990, l’augmentation de l’intensité capitalistique (capital à disposition par place de travail) apportait des contributions substantielles d’environ 1  % à la croissance de la productivité. Depuis 2002, le capital a de moins en moins contribué à la croissance, ce qui a entraîné une productivité inférieure à la moyenne (figure 10). Le vecteur de productivité qui domine aujourd’hui et qui est relativement stable dans le temps est le progrès technique, c’est-à-dire la qualité et l’efficacité des techniques de production utilisées. Nous y incluons également la qualité des intrants en travail (entre autres l’éducation et le capital humain).

 

On observe plusieurs facteurs pour expliquer le recul (à un niveau élevé) de l’intensité capitalistique : d’une part, le nouveau potentiel de main-d’œuvre avec la libre circulation des personnes. Les entreprises se demandent souvent quel est le bon «équilibre» entre personnes et machines (soit le capital). Si, avant 2002, la main-d’œuvre nécessaire faisait souvent défaut (ce à quoi on répondait en investissant davantage de capital), la nouvelle offre de travail a réduit la pression sur les investissements. On ne sait pas vraiment pourquoi le stock de capital de l’économie nationale ne s’est pas encore complètement adapté à l’augmentation de l’emploi. D’autre part, la mutation structurelle de l’économie devrait avoir un impact négatif sur le taux d’investissement, car le secteur des services présente une intensité capitalistique plus faible.

De plus, les investissements non physiques dans une société et une économie de la connaissance, par exemple dans la formation, le capital humain et l’information, ne sont pas pris en compte par les statistiques sur l’investissement. Ces derniers prennent de plus en plus d’importance dans une Suisse pauvre en matières premières, alors que les investissements dans les bâtiments et les machines perdent en importance.

Par ailleurs, la croissance démographique et l’appréciation du franc sont responsables d’un ralentissement des investissements. Dans l’ensemble, la question de savoir dans quelle mesure on peut parler d’une faiblesse des investissements en Suisse reste controversée.

Risques d’accumulation dans les vecteurs de la productivité

Une analyse des secteurs fournit d’autres informations intéressantes. Depuis 2002, la productivité du travail a augmenté de 0,9  % par an dans l’ensemble de l’économie et de 1,1  % dans l’économie marchande (c’est-à-dire sans compter l’administration publique). Comme le montre la figure 11, la croissance de la productivité dépend fortement de deux branches  : l’industrie et le commerce. Au sein de l’industrie, la branche pharmaceutique et chimique est responsable de 80  % de la croissance. Au total, 75  % de la croissance de la productivité suisse sont liés à la pharmacie, au commerce de gros et au commerce de détail (ou les deux tiers si l’on ne considère que les branches qui contribuent de manière positive). En comparaison avec les périodes précédentes, la faible croissance de la productivité du secteur financier (à un niveau toutefois élevé) n’est pas la moins frappante. Ce dernier ne contribue aujourd’hui que faiblement à la croissance de la productivité du travail.

De nombreuses branches orientées du marché intérieur n’ont que peu d’impact, voire un impact négatif. C’est une des raisons pour lesquelles une intensification de la concurrence serait également importante dans l’économie intérieure. Les différences de taux de croissance (mais aussi de niveau) montrent en outre pourquoi une augmentation relative (de l’emploi) des secteurs étatiques ou proches de l’Etat (notamment l’éducation et la santé) peut avoir une influence négative sur la productivité de l’ensemble de l’économie, étant donné que ces secteurs ne disposent souvent que d’un potentiel limité pour réaliser des gains de productivité. De grandes différences existent non seulement entre les différents secteurs, mais aussi entre les différentes entreprises. L’écart entre les entreprises les plus productives et les moins productives semble se creuser de plus en plus.

Si, dans la première moitié des années 2010, on parlait encore d’une crise de la productivité de l’économie suisse, cette thèse semble clairement perdre de sa pertinence depuis quelques années. L’évolution positive ne doit toutefois pas masquer les défis existants. Comme nous l’avons vu précédemment, la tendance mondiale est à la baisse des taux de croissance, qui dépendent en Suisse de quelques branches.

Si l’on se concentre trop sur les chiffres du PIB, les taux de croissance et les statistiques sur la productivité, on risque de perdre de vue l’essentiel. Voilà le sujet du prochain article de cette série.

Retrouvez la partie 1 et la partie 3 de cette série d’articles sur la controverse autour de la croissance économique en Suisse.