«Le travail des seniors – un atout contre la pénurie de main d’oeuvre»: en peu de mots, le titre de la récente publication d’Avenir Suisse, présentée et débattue depuis fin janvier entre Zurich, Lausanne et Genève, rappelle combien il est aujourd’hui urgent d’aborder sans tabous, mais non sans convictions, des sujets émotionnellement et politiquement difficiles et clivants. Parmi ceux-ci, évidemment, la question de l’âge légal de la retraite, actuellement fixé à 65 ans pour les hommes et à 64 pour les femmes.

Face à l’inexorable vieillissement de la population, aux problèmes de financement des rentes et assurances vieillesse, aux incertitudes économiques liées à l’acceptation de l’initiative contre l’immigration de masse, à l’abandon du taux plancher entre le franc et l’euro, sans oublier le manque exponentiel de main d’oeuvre qualifiée dont les entreprises ne cessent de se plaindre, et enfin face aux inquiétudes des premiers concernés, les baby-boomers, «il y a une certaine urgence à se confronter aux problèmes, avance Jérôme Cosandey, auteur de l’étude. Nous devons mieux les anticiper, mais surtout veiller à ne pas édicter des lois sous le coup de l’émotion ou en raison d’enjeux électoralistes.» Et le chercheur de signaler que «cette année, pour la première fois en Suisse, plus de personnes fêteront leurs 65e anniversaire que leur 20e, sans oublier que, en 2030, 800 000 personnes auront atteint l’âge de la retraite. C’est une hausse de 57 % comparé à aujourd’hui.»

Envie ou nécessité

Et d’enfoncer le clou, en rappelant «qu’un tiers des retraités continuent déjà à travailler au-delà de l’âge de la retraite.» Ou encore que «près de 57% des Suisses âgés de plus de 60 ans seraient prêts à faire de même à condition d’avoir plus de flexibilité dans leur temps de travail et moins de pression à la productivité. Garder un pied dans le monde du travail, par vocation, par choix ou par obligation – je vous le concède – n’est pas qu’un enjeu économique. Cela confère aussi du sens, un statut social, des contacts…»

Au delà de ces démonstrations statistiques, que propose concrètement de faire Avenir Suisse? Suivre l’exemple de dix-huit des trente-quatre pays de l’OCDE qui ont augmenté l’âge légal de leur retraite ou sont en train de le faire? «C’est une évidence…» Et pourquoi pas oser «faire comme la Suède, en l’abolissant au profit d’un système plus souple et personnalisé qui mélange flexibilité du temps de travail et compensation financière du manque à gagner salarial par un versement de rentes partielles.»Et le chercheur d’insister: «Arrêtons de figer les choses, de vouloir fixer des âges légaux pour partir à la retraite, pour avoir droit à une retraite anticipée ou pour interdire un licenciement, en croyant ainsi protéger les travailleurs seniors ou les retraités. C’est le contraire qui se passe. On rigidifie la vie, on paralyse le système. Pire encore, on crée des seuils et des blocages, qui excluent les gens et angoissent ceux qui s’en approchent. Au final, tout le monde sera perdant. On aura simplement déplacé le problème vers les plus jeunes. Et on se retrouvera avec une société à deux voire à trois vitesses, avec d’un côté ceux qui travaillent, de l’autre ceux qui cherchent du travail mais n’en trouvent pas, et enfin ceux qui ont abandonné tout espoir de jamais en trouver.»

Pas les plus mal lotis

Certains peuvent bien lui reprocher ce message «par trop libéral». Pour l’étayer, Jérôme Cosandey rappelle que le taux de chômage des 55-64 ans (fins de droit compris) est légèrement plus bas que la moyenne suisse et plus bas d’un point que celui des 29-34 ans. Et si on lui oppose le douloureux problème du chômage de longue durée chez les 55 ans et plus, il rétorque que les chiffres démontrent que «41 % d’entre eux retrouvent du travail en moins d’un an…» Mais quid des 59 % restants? «C’est vrai que c’est un problème, mais il n’est pas plus prégnant dans cette classe d’âge que dans les autres. Et même si je comprends sa charge émotionnelle, certainement la plus forte tous âges confondus, il ne faut pas que cela nous pousse à paralyser le système en surprotégeant certains au détriment des autres.» Et ne lui parlez pas des retraites anticipées telles qu’elles sont aujourd’hui utilisées. «Leur argument est rarement économique.» Au contraire, généralement généreuses avec les partants, «elles coûtent cher», et serviraient trop souvent de paravent «socialement plus acceptables que des licenciements secs».

On notera encore que l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) s’est elle aussi intéressée à cette problématique. L’an dernier, dans un rapport consacré à la Suisse, elle pointait notamment du doigt une progression du chômage de longue durée parmi les 55-64 ans, leur pourcentage ayant passé de 39,9 % en 2002 à 58,6 % en 2012. Et l’OCDE de rappeler que, si en Suisse les seniors sont relativement moins touchés par le chômage que dans d’autres pays, quand ils le sont, ils y restent plus longtemps que les plus jeunes. Une difficulté qui, selon elle, serait même une caractéristique de l’économie suisse liée tout à la fois aux coûts des travailleurs seniors (salaires et prélèvements sociaux) et à une sorte de discrimination à l’embauche de la part des entreprises.

Mine d’or

Un argument financier que Jérôme Cosandey s’empresse de relativiser, arguant que toutes les enquêtes prouvent que ce n’est ni un motif de licenciement ni un frein à l’embauche. Au contraire, «un employé expérimenté est une mine d’or! Il connaît parfaitement son environnement économique, les clients, les fournisseurs, les machines ou le fonctionnement de son entreprise. C’est un atout clé. Avec une population qui vieillit comme lui, et dont il est le miroir, ses expériences et ses savoir-faire sont et seront de plus en plus indispensables. De plus, il est prouvé qu’un senior, même s’il prend parfois plus de temps pour accomplir une tâche, commet moins d’erreurs. Le travail des seniors ne concerne pas que les cadres, tous les secteurs et tous les types d’activités en profitent.»

Selon lui, les politiques ne sont dès lors pas les seuls concernés par la question de l’âge de la retraite, les entreprises aussi doivent agir. «En innovant, en osant imaginer des solutions plus flexibles avec leurs employés seniors, elles gagneront un avantage compétitif sur leurs concurrents. D’autant que, dans les années à venir, les vagues de gens arrivant à la retraite vont s’intensifier, et avec elles la chasse aux talents expérimentés et qualifiés.»

Pour conclure cet échange, fort de sa conviction que, hormis quelques rares exceptions, «les travailleurs seniors ne prennent pas la place des jeunes», et qu’au contraire ils créent de la demande et de l’activité supplémentaires, donc de l’emploi, l’auteur de l’étude d’Avenir Suisse assène deux dernières équations: «S’il était possible de maintenir en emploi deux mois de plus chaque nouveau retraité, l’équivalent de près de 5000 postes à plein temps pourrait être pourvu, en dehors de tout contingent. De plus, si chaque travailleur âgé pouvait être employé une année supplémentaire à un taux d’activité de 50 %, alors l’offre de travail serait augmentée de 15 000 postes.» Et de glisser au passage que «le financement de la prévoyance vieillesse s’en verrait également renforcé…»

Cet article a été publié dans le magazine «Notre Temps» d'avril 2015.
Avec l'aimable autorisation de Notre Temps.