La situation n’est pas complètement dépourvue d’ironie : dans un article publié le30 mars dernier, nous parlions deprévisions du Fonds monétaire international (FMI) concernant le PIB. Dans cet article, nous avions calculé les énormes chocs économiques que différents pays avaient subis depuis le début de la crise financière de 2008. Tous ces renversements n’étaient naturellement pas prévus et n’ont donc été inclus dans les prévisions qu’à postériori. Nous avons également analysé de combien d’années ils ont retardé lniveau de prospérité. Et c’est là que la crise suivante a sonné à la porte : le coronavirus.

Depuis le début de cette crise, huit mois ont déjà passé. Le virus SARS-CoV-2 a commencé à faire rage en Europe centrale en avril déjà, puis il s’est propagé pendant l’été (ou l’hiver selon le continent) en Amérique du Sud et en Inde. Et la crise épidémiologique n’est pas encore surmontée : après deux mois relativement calmes, l’Europe est en train de subir une deuxième vague, dont l’issue est encore incertaine. Tant qu’un vaccin efficace n’aura pas été développé, il est peu probable que la pandémie ne disparaisse définitivement. Nous ne contrôlons pas encore les conséquences économiquesni les mesures à prendre pour les atténuer. En octobre, des experts du FMI ont essayé d’estimer la reprise de la croissance économique (ainsi que d’autres indicateurs).

Prévisions du PIB pour des groupes de pays

En comparaison avec les valeurs prévues l’an passéles pertes s’élèvent entre 6 % et 10 % du PIB selon la région du monde en moyenne internationale pour 2020 (voir graphique 1)Et la suite est encore incertaineLe coronavirus est un exemple de choc exogène après lequel une économie devrait assez rapidement retrouver son ancienne trajectoire de croissance. Les écarts qui se sont creusés par rapport aux prévisions de2019 devraient théoriquement rapidement être comblés au cours des prochaines années. 

La réalité n’est toutefois pas si simple. Une crise venue de l’extérieur peut entraîner une réaction en chaîne d’effets négatifs difficiles à prévoir qui peuvent épuiser l’économie et la société. Le facteur de risque le plus évident est la dette publique : de nombreux pays sont entrés dans la crise due au coronavirus alors qu’ils étaient déjà criblés de dettes – ce qui a ensuite entraîné une chute des recettes et d’énormes dépenses publiques supplémentaires. 

Les conséquences des faillites nationales auxquelles on peut s’attendre peuvent aussi avoir un impact sur d’autres pays. La stabilité politique et la paix sociale peuvent même être mises en danger par de telles crises. En effet, celles-ci constituent un terrain propice à une polarisation politique accrue, à certains déséquilibres voire à de réels bouleversements. Après la crise financière de2008, le FMI a sous-estimé ces réactions en chaîne, ce qui est illustré par la superposition des courbes de prévisions pour la Grèce par exemple (voir deuxième graphique interactif).

 

Il semble que le FMI ait affiné ses modèles et pris de plus en plus en compte les interdépendances institutionnelles, car bien que les experts du FMI prévoient un certain processus de rattrapage à la suite de l’effondrement dû au Covidparmi les six groupes de pays, aucun ne devrait représenter plus de la moitié de l’effondrement de2020 d’ici2024 (voir graphique1). Les pertes globales cumulées sur ces cinq ans s’élèvent à une somme astronomique de 24,4billions – soit 24 400 000 000 000 francs.

Les différences entre les groupes de pays sont révélatrices : dans les économies développées, à savoir de nombreux pays en Europe, la Suisse, les Etats-Unis, le Canada, Israël, le Japon, la Corée du Sud, Singapour, Hong Kong, Taïwan, l’Australie et la Nouvelle-Zélandeil est très probable que la reprise soit rapide. La courbe devrait donc être en forme de V. Ces économies combleront un peu plus de la moitié des écarts prévus d’ici2024. Elles sont suivies de près par les pays européens émergents et par l’Asie de l’Est (avec la Chine en tête), où la chute a été la plus faible, à hauteur de 6 % en 2020. En revanche, en ce qui concerne les pays en développement et émergents d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Asie centrale, d’Amérique latine et des Caraïbes, la courbe prévue (en moyenne) forme un L presque parfait. Au cours des prochaines années, ces pays ne compenseront guère le chaos lié à la pandémie du Covid par rapport aux prévisions de l’année précédente. Cette situation prouve que le risque de réactions négatives en chaîne est plus élevé dans les pays dont les institutions politiques sont faibles que dans ceux où elles sont fortes. Pour les premiers, les foyers de conflits sont souvent sous-jacents depuis longtemps, et peuvent donc se transformer en incendies beaucoup plus importants, d’autant plus si le coronavirus souffle sur les braises.

Prévisions du PIB pour25 pays

Pour effectuer une analyse plus fine des prévisions du FMI, nous utilisons la même approche que dans l’article mentionné plus haut : sur les douze dernières années, nous avons superposé dix prévisions du FMI concernant la croissance du PIBDans le graphique suivant, le PIB (corrigé de l’inflation) est indexé sur2007, c’est-à-dire juste avant la crise financière, pour permettre une comparaison de qualité entre les pays. Les dates figurant dans la légende du graphique correspondent à la date de prévision de la ligne de PIB correspondante. Vous pouvez choisir parmi25 pays dont les économies sont particulièrement importantes, ou qui présentent des tendances particulièrement intéressantes dans l’évolution des prévisions. A partir de ces données, vous pouvez établir vos propres comparaisons entre les pays.

Graphique 2 : Prévisions du FMI pour25 pays de2008 à2020 

Source : Propres calculs, basés sur la World Economic Outlook Database du FMI d’avril 2008 à octobre 2020 

Exemple de lecture du graphique 

En cliquant sur «avril 2008», la courbe rouge indique la croissance prévue à cette période-là pour les cinq années suivantes. En cliquant sur «avril 2009», c’est la courbe de croissance révisée qui est mise en évidence. La différence entre les courbes bleu foncé et mauve représente les effets de la crise du coronavirus.

D’une part, si l’on examine ces25 économies, la plupart étant de grande taille, on constate que tous les pays ont connu une baisse significative de leur courbe de croissance à la suite de cette crise du coronavirus. Cet effondrement ressemble à celui lié à la crise financière de2008. D’autre part, dans de nombreux pays, la chute du PIB n’est pas beaucoup plus importante que lors de la crise de2008. Voici quelques observations plus ciblées : 

  • La récession prévue par le FMI pour la Suisse se traduit par une courbe en forme de L plutôt qu’en forme de V. Rien n’a changé dans la faiblesse de la croissance annoncée il y a sept mois : celle-ci est simplement estimée à quelques points de pourcent plus faiblesLe PIB par habitant prévu initialement pour2020 ne devrait être atteint qu’en2025. 
  • Le PIB par habitant de la Grèce n’atteindra que 72,4 % du niveau de2007. Selon la trajectoire de croissance prévue, il faudra attendre2036 pour que le pays retrouve son niveau de2007. 
  • L’Italie est presque aussi mal lotie que la Grèce. En2020, le PIB par habitant devrait atteindre 83,3 % du niveau de2007. De plus, la dynamique de croissance du pays est faible. 
  • L’Espagne et le Portugal, en revanche, devraient compenser assez rapidement leurs effondrements. 
  • Les prévisions concernant l’Irlande n’avaient jusqu’à présent pas été confirmées. Les comptes nationaux du paradis fiscal que représente l’Irlande ont montré des résultats étonnamment positifs. Les problèmes dus à l’apparition du Covid devraient bientôt être rattrapés. 
  • Au Brésil, le Covid a été synonyme d’aggravation de la précédente crise économique. 
  • Le Mexique devrait connaître un effondrement majeur, sans entrevoir de tendance au rattrapage. 
  • La courbe de croissance de la Chine a depuis longtemps disparu de l’échelle. Selon le FMI, le PIB par habitant devrait cette année être inférieur de3,7 % par rapport à l’an dernier. La Chine n’aura donc qu’une année de retard. 
  • Le PIB en Inde fait une chute vertigineuse. Par rapport aux prévisions de l’an dernier, une perte de 16,2 % est prévue pour2020, et ce pourcentage ne devrait pas diminuer les années suivantes. Cependant, vu le taux de croissance tendanciel très élevé du pays, il ne s’agit d’un retard de croissance que de trois ans. 
  • Le Nigéria poursuit sur sa série de malchances qui a commencé en2015. Il s’agit du seul pays sur les25 économies analysées pour lequel le FMI prévoit une croissance nulle permanente suite à la crise du Covid. Le pays est passé de la catégorie de «Lion africain» (en référence aux Tigres asiatiques) à «lionceau anesthésié». 
  • En Afrique du Sud, une tragédie similaire se déroule.

En raison des divers effondrements économiques survenus depuis la crise financière – couronnés par le coronavirus (sans mauvais jeu de mot) – un certain nombre de pays connaissent une phase de stagnation dans leur prospérité, qui durera probablement pendant des dizaines d’années. Depuis le début de l’ère industrielle, il est difficile de trouver des périodes aussi longues d’immobilisme, ou plus précisément de hauts et de bas qui se compensent les uns les autres. 

Ces longues phases de stagnation affaiblissent la confiance dans l’efficacité de l’économie de marché et ouvrent la porte aux promesses fantaisistes de salut énoncées par les populistes. Il s’agit donc d’une menace pour  l’Etat de droit et les institutions démocratiques. Il faut désormais espérer que ceinstitutions sortiront de ces crises sans dommages permanents, car elles sont aussi des piliers essentiels pour la prospérité et la liberté individuelle.