Avec la pandémie de Covid-19, les fabricants d’aspirateurs ont mis leur savoir-faire technique à disposition pour la production de respirateurs. Les fournisseurs des constructeurs automobiles ont proposé d’utiliser leurs usines pour la production de tests médicaux rapides, bien que cette conversion ait nécessité un effort (BBC 2020, Financial Times 2020). Qu’ils soient gérants de fitness ou fabricants de meubles, tous ont numérisé leurs offres et les ont ainsi rendues accessibles à une clientèle confinée. Ceux qui n’avaient jusqu’alors qu’une présence en ligne peu enthousiaste ont rapidement mis en place une vitrine professionnelle. En plus de la numérisation des processus ou des changements de production à court terme, des offres entièrement nouvelles ont été créées, par exemple des plateformes d’aide quotidienne aux personnes à risques.

Le contexte de la pandémie a rendu tout simplement impossible pour de nombreuses entreprises d’appliquer leurs méthodes de production habituelles. Cela a permis de libérer des ressources qui ont été utilisées là où elles étaient nécessaires. Il en résulte des innovations : de nouveaux produits et services qui n’existaient pas avant la crise ou pour lesquels il n’y avait pas de demande. D’autre part, les processus sont perfectionnés et rendus plus efficaces. Ce qui se passe pendant la crise actuelle peut sembler logique et simple, mais de tels ajustements sont souvent très difficiles pour les entreprises en période de haute conjoncture.

Il est temps pour les géants de se réveiller

Les entreprises traditionnelles en particulier restent souvent figées dans leur routine et applique une allocation rigide des ressources. Elles éprouvent des difficultés à surmonter ces rigidités. Or, leur développement nécessite un réalignement des ressources, de nouveaux rôles et de nouveaux processus. De plus, les entreprises éprouvent parfois des difficultés à introduire les innovations nécessaires en raison d’une attitude «nous avons toujours fait ça comme ça» de la part des employés. À cela s’ajoute l’incertitude quant à la réussite d’une innovation sur le marché. Ces facteurs ont été examinés empiriquement pour la première fois dans l’ouvrage phare «The Innovator’s Dilemma». Depuis, les scientifiques ont confirmé ces résultats dans de nombreuses études, notamment l’effet entravant qui découle d’une volonté de préserver les structures et qui, en amenant à ignorer des innovations importantes, peut faire tomber même les entreprises les plus prospères(Collins 2009Schein 2010Tidd und Bessant 2018).

Dans la crise actuelle, les entreprises n’ont pas d’autre choix que de s’adapter aux circonstances : c’est lorsque les perspectives économiques sont les plus sombres que de nouvelles choses sont tentées. Peu après le début de la crise, un nombre accru de nouvelles demandes de brevets – l’indicateur habituel pour mesurer l’innovation – a été ainsi enregistré (Clark et al. 1981, Kleinknecht 2016). Les différences sont apparentes non seulement dans le nombre mais aussi dans la nature de ceux-ci : lorsque l’économie est au beau fixe, les innovations progressives développant une technologie ou un processus existant pour augmenter sa compétitivité prédominent. En période de crise, les innovations de rupture donnant naissance à un nouveau produit ou une nouvelle technologie deviennent également plus courantes (Kleinknecht 2016).

La pandémie actuelle devrait agir comme un catalyseur pour ces deux formes d’innovation. Si une crise entraîne une baisse de la demande pour un produit existant ou si sa fabrication n’est plus rentable, les entreprises ont deux alternatives : se réinventer ou faire faillite. Il est plus prometteur pour les entreprises de prendre le risque de se réinventer plutôt que de se dire que les jeux sont faits et d’entonner leur chant du cygne (Clark et al. 1981).

Plutôt que de se dire que les jeux sont faits, les entreprises doivent avoir le courage de se réinventer.

Les crises peuvent aider les entreprises à surmonter leurs résistances internes. L’exemple de Logitech en est une illustration. Le fabricant d’accessoires informatiques a connu des difficultés lorsque le marché des PC a commencé à se contracter. La situation s’est aggravée lorsque la société a également été confrontée à un contexte défavorable en matière de devises. Sa transformation réussie a été rendue possible par le développement de nouvelles gammes de produits et l’embauche de nouvelles ressources humaines. L’environnement difficile a joué un rôle de catalyseur, en permettant de surmonter les obstacles internes. La société de vente par correspondance Neckermann, autrefois la plus importante, a connu un sort différent. Celle-ci ne s’est pas adaptée aux réalités du commerce en ligne malgré ou justement en raison de la stabilité de son environnement commercial. En conséquence, la société a perdu sa position de leader sur le marché et a dû déposer son bilan en 2012 (Ritter 2019).

Quand crises et liberté d’entreprendre se rencontrent

L’étude de l’impact des situations de crise passées corrobore les théories scientifiques. Comme pour la lutte contre le virus, la Seconde Guerre mondiale a fait émerger des innovations dans des domaines autres que l’industrie de l’armement, comme la médecine. L’Internet a également été créé à des fins de défense par l’armée de l’air américaine (Abbate 1999).

Les réactions des entreprises au premier choc pétrolier ont été similaires. L’augmentation massive du prix du pétrole brut a d’abord provoqué des récessions dans les pays industrialisés. Dans un deuxième temps, cela a conduit à des innovations pour des modes alternatifs de production d’énergie afin de réduire la dépendance vis-à-vis des producteurs de pétrole et de minimiser le risque de nouveaux chocs (Cheon et Urpelainen 2012).

Les crises récentes ont bouleversé des industries entières. Avec l’apparition de la maladie pulmonaire SRAS en 2003, il a fallu réduire au minimum les contacts interpersonnels en Chine et fermer les grands magasins. Le Web faisait alors ses premiers pas, et les chercheurs voient dans cette crise le moment fondateur du commerce en ligne en Chine. Le groupe de sociétés Alibaba, alors actif dans le secteur B2B, a saisi l’opportunité et a ouvert les achats en ligne aux consommateurs finaux chinois. Aujourd’hui, la Chine est le plus grand marché pour le commerce en ligne, et Alibaba le premier détaillant en ligne du monde (CNBC 2020, Erisman 2020).

Uber, Lyft et Airbnb –tous des représentants bien connus de la «gig économie» – ont vu le jour peu après la crise financière de 2008-9, et probablement pas par hasard : la mise à disposition de leurs propres actifs offrait une source de revenus bienvenue aux personnes touchées par la crise. En outre, les services fournis par la «gig économie» comme les nuitées ou les courses en taxi, étaient moins chers, ce qui a permis d’économiser de l’argent (Forbes 2019, Kaun 2014, The New York Times 2014). Bien que ces deux crises se soient peu à peu atténuées, la demande et l’offre en matière de commerce en ligne et dans la «gig économie» ont augmenté.

La consommation à distance emboîtera-t-elle désormais le pas au commerce en ligne et aux services de la «gig économie» ? La question se pose de savoir comment le coronavirus affectera notre monde à long terme et quelles innovations émergeront de cette crise. A moins que la capacité d’innovation ne soit étouffée par les réglementations en vigueur ? Cette question sera examinée dans la deuxième partie de cet article.

Partie 2 : La densité réglementaire ralentit l’innovation