Il y a deux semaines, nous avons publié un rapport calculant les conséquences financières de la progression à chaud, révélant que l’augmentation des salaires réels de 8,43 % en moyenne entre 2010 et 2020 en Suisse a entraîné une hausse de 16,14 % de la charge fiscale sur les revenus des personnes physiques avec l’impôt fédéral direct. Si la charge fiscale n’avait également augmenté que proportionnellement, soit de 8,43 %, elle aurait donc été inférieure de 800 millions de francs en 2020. Cette ampleur de la progression à chaud a été chiffrée dans l’étude et largement citée dans les médias.

Ne nous arrêtons pas là, car nous avons choisi l’année 2010 de manière arbitraire. La progression à chaud n’avait pas été compensée à l’époque. En réalité, comme elle n’a jamais été explicitement compensée jusqu’à présent, il n’est pas possible de savoir exactement à partir de quelle année il faut calculer. Ce que l’on sait, en revanche, c’est depuis quand elle n’a pas été explicitement compensée : depuis la période fiscale 1989/1990.

C’est à cette époque qu’ont été introduits pour la première fois au niveau fédéral des barèmes d’imposition séparés pour les personnes mariées (ou les familles monoparentales) et les personnes seules, ainsi que de nouveaux barèmes d’imposition marginale. Depuis, ces barèmes (voir figure) n’ont pas changé. Seules les limites des barèmes ont été adaptées : elles ont parfois été déplacées vers le haut pour compenser la progression à froid, puis chaque année proportionnellement à l’augmentation du niveau des prix (inflation).[1]

Ampleur de la progression à chaud depuis 1989 : 1,45 milliard de francs

Et dans quelle mesure les salaires réels ont-ils évolué depuis 1989 ? Une augmentation de 25 % ou même de 30 % refléterait une tout autre ampleur de la progression à chaud. En réalité, les salaires n’ont augmenté que de 16,2 % jusqu’en 2020 [2]. Cette valeur plutôt basse montre une fois de plus la gravité de la crise économique des années 1990 : cette décennie a été marquée par une stagnation complète de l’évolution des salaires réels. Ce n’est qu’en 2001 que le salaire réel moyen a de nouveau augmenté de manière significative, à savoir de 7,2 % jusqu’en 2010.

Toutefois, même cette hausse générale plutôt modeste de 16,2 % des salaires réels depuis 1989 a entraîné une augmentation de 32,1 % de la charge fiscale sur les revenus des personnes physiques provenant de l’impôt fédéral direct. Si la progression à chaud avait été compensée et que la charge fiscale n’avait logiquement augmenté que proportionnellement, c’est-à-dire de 16,2 %, elle aurait été inférieure de 1447 millions de francs en 2020. Voilà donc l’ampleur de la progression à chaud au niveau fédéral en raison de l’augmentation des salaires réels depuis 1989. Cette hausse d’impôt de près de 1,5 milliard a eu lieu sans l’approbation explicite de la population, voire, dans une large mesure, à son insu.

Effet dégressif de la progression à chaud depuis 1989

Le fait que l’augmentation de la charge fiscale, mal légitimée démocratiquement, soit si évidente, surtout pour la classe moyenne, la rend encore plus consternante. Elle a lieu, car la majeure partie de l’effet de la progressivité de l’impôt fédéral direct ne se rapporte pas sur les très hauts revenus, mais sur les revenus moyennement élevés (voir figure). En ce qui concerne l’impôt fédéral direct, le taux marginal le plus élevé pour les personnes seules s’appliquait jusqu’en 2022 à partir d’un revenu imposable de 176 100 francs. Pour les personnes mariées (et les familles monoparentales), le taux d’imposition maximal s’applique même à partir d’un revenu du ménage de 145 100 francs. Pour les très hauts revenus, le taux d’imposition moyen n’augmente donc que très peu [3], alors qu’il augmente nettement pour la classe moyenne.

Ainsi, la part de la contribution au volume total des impôts des ménages aux revenus les plus élevés diminue, soit les quelques % les plus élevés. En chiffres :

  • Pour la catégorie «personnes mariées», la progression à chaud a eu pour conséquence que les 5 % [4] des ménages aux revenus les plus élevés n’ont assumé en 2019 «que» 60,6 % du volume d’impôts (au niveau fédéral) généré ici, alors que cette proportion hypothétique était encore [5]de 65,6 % en 1989.
  • Dans la catégorie des «personnes seules», la part que les 5 % [6] aux revenus les plus élevés contribuent au volume total des impôts dans leur catégorie est passée de 69,9 % (1989) à 66,1 % (2019).

Certes, le cinquième supérieur de la répartition des revenus supporte naturellement la plus grande partie (et de loin) des 1447 millions de francs que représente la progression à chaud : 1075 millions de francs lui reviennent, contre 366 millions de francs pour la classe moyenne (les trois quintiles moyens de la répartition des revenus). Mais comme le cinquième supérieur fournit également près de 90 % du volume total des impôts au niveau fédéral, l’examen de l’augmentation relative de la charge fiscale est assez différent :

  • Pour les 5 % de revenus les plus élevés, la croissance des salaires réels de 16,2 % a entraîné une augmentation de la charge fiscale de 23 %. La différence entre les deux pourcentages est l’effet de la progression à chaud. Sans la progression à chaud, la charge fiscale augmenterait au même rythme que les salaires réels, soit de 16,2 %.
  • Pour les 20 % de revenus les plus élevés, la croissance des salaires réels de 16,2 % a entraîné une augmentation de la charge fiscale de 29,3 %.
  • Pour la classe moyenne (trois quintiles de revenus moyens, donc hormis les 20 % de revenus les plus bas et les 20 % les plus élevés), la croissance des salaires réels de 16,2 % a en revanche entraîné une augmentation massive de la charge fiscale de 55,2 % ! On peut certes relativiser en disant que, dans la classe moyenne, la charge de l’impôt fédéral direct joue généralement un rôle secondaire (par rapport aux impôts cantonaux et communaux sur le revenu), mais cette nette augmentation n’est pas pour autant moins pertinente.

On peut donc dire que la facture de la progression à chaud est payée en grande partie par les 20 % des plus hauts revenus. Toutefois, la progression à chaud, mesurée sur l’augmentation relative de la charge fiscale, pèse vraiment lourd sur la classe moyenne. Une compensation de la progression à chaud est donc nécessaire le plus rapidement possible. Si ce n’est pas avec effet rétroactif, du moins dès maintenant, afin que les effets décrits ci-dessus ne prennent pas plus d’ampleur.

Méthode
Les calculs se basent sur les données de l’Administration fédérale des contributions. Cette dernière a mis à disposition des données sur la répartition des revenus imposables : pour les catégories «personnes mariées», «familles monoparentales» et «personnes seules», un tableau par tranche de 100 francs de revenu imposable indique combien de ménages se trouvent dans cette tranche de revenu. Les calculs ont été effectués sur la base de la dernière statistique de répartition disponible. Elle se réfère à l’année fiscale 2019. Cette répartition (relative) des revenus a été maintenue constante à chaque fois afin de mesurer l’effet de la progression à chaud de manière isolée. Il s’agit donc de modèles de calcul et non pas d’une comparaison des revenus imposables effectifs des périodes précédentes et d’aujourd’hui, car dans ce cas, les modifications des déductions fiscales et la croissance de la population résidente masqueraient les effets de la progression à chaud.
Pour l’analyse rétrospective (calcul de l’ampleur de la progression à chaud accumulée jusqu’à présent), tous les revenus ont été divisés par le facteur de croissance de l’indice des salaires réels (1,162) et les recettes fiscales totales résultantes ont ensuite été calculées sur la base du barème de l’impôt fédéral direct. Celui-ci a été multiplié par le facteur de croissance mentionné et comparé au revenu fiscal total de 2019. La différence entre les deux montants correspond à la progression à chaud : elle montre de quel montant les recettes fiscales actuelles dépassent le montant qui aurait résulté d’une augmentation proportionnelle à la croissance des salaires réels. Enfin, le montant a été extrapolé proportionnellement aux recettes fiscales de l’année 2020.
De manière analogue, on peut également relever toutes les limites actuelles du barème d’imposition d’un facteur de 1,162, ce qui ne correspondrait à rien d’autre qu’à la procédure de compensation de la progression à chaud, puis comparer les recettes fiscales totales qui en résultent aux recettes fiscales effectives de l’année 2019. Le résultat est exactement le même.

[1]Au tournant du millénaire, les cantons (qui ont la responsabilité de prélever les impôts fédéraux directs) sont passés de l'imposition antérieure à l'imposition actuelle. L'imposition antérieure se fondait sur la moyenne des revenus des deux années précédentes, tandis que l'imposition actuelle se fonde sur les revenus d'une seule année fiscale. Dans le cadre de ce changement, les limites du barème d'imposition ont été relevées de 10 % (vers le haut). Ce relèvement n'a toutefois pas été effectué pour compenser la progression à chaud, mais pour éviter d'éventuelles augmentations de la charge fiscale qui auraient résulté du passage de la base bisannuelle à la base annuelle, surtout en cas d'évolution inégale des revenus. C'est ce qui est indiqué dans le «Message concernant les lois fédérales sur l'harmonisation des impôts directs des cantons et des communes ainsi que sur l’impôt fédéral», aux pages 20, 238 et 242, ainsi qu'à l'article 208 de ladite loi (p. 380).
[2]Il s'agit en fait de la hausse des salaires réels depuis 1993. Il n'existe pas de données pour les années antérieures. Le début des années 1990 ayant été marqué par une crise économique, il n’y a probablement pas eu de croissance significative des salaires réels entre 1989 et 1993. Le PIB réel par habitant a même nettement diminué au cours de ces années. Mais comme cette baisse était surtout due à une forte augmentation du taux de chômage, on peut supposer que le recul du PIB ne s'est pas traduit par une baisse correspondante des salaires réels. Cela rend plausible l'hypothèse d'une croissance nulle des salaires réels pour la période 1989-1993.
[3]La progression ne se définit pas uniquement par le taux d’imposition sur le revenu le plus élevé. Il s’agit de l'augmentation du taux d'imposition moyen en fonction du revenu imposable. Le taux d'imposition moyen continue d'augmenter longtemps après que la tranche la plus élevée du barème fiscal ait été atteinte, mais toujours plus lentement. Voir à ce sujet la figure 2b, p. 8 de la publication.
[4]En 2019, la limite de ces 5 % les plus élevés pour la catégorie «personnes mariées» était un revenu du ménage de 234 000 francs.
[5]Sur la base d'un modèle de calcul (voir méthodologie), à répartition constante des revenus, basé sur les données fiscales de 2019, recalculé selon la croissance des salaires réels dans l'ensemble de l'économie entre 1989 et 2020 de 16,2 %.
[6]En 2019, la limite de ces 5 % les plus élevés était fixée à un revenu imposable de 107 200 francs pour la catégorie «célibataires».