Si l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine étaient progressivement de plus en plus similaires – comme l’anticipent les adeptes de la «grande substitution» –, les machines pourraient concevoir et coordonner elles-mêmes des machines. Selon les futurologues, cela annoncerait une phase de croissance économique exponentielle dans laquelle le travail humain perdrait une grande partie de son importance par rapport au capital numérique. L’économiste américain William Nordhaus de l’Université de Yale a identifié plusieurs critères qui, du point de vue de la théorie de la croissance, devraient accompagner une accélération de la numérisation.

  1. Forte croissance de la productivité: la productivité mesure le rapport entre la performance économique et les ressources utilisées, comme la main-d’oeuvre et le capital. La productivité du travail devrait augmenter considérablement en cas d’accélération de la numérisation, car il faut moins de main d’oeuvre humaine pour produire une quantité donnée.
  2. Part croissante du capital dans le revenu total : la part des revenus générés par l’apport de capital devrait augmenter au détriment des salaires.
  3. Davantage d’investissements dans les TIC : la part d’investissement dans les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) dans l’apport en capital devrait augmenter fortement avec la numérisation accélérée, de même que la part du capital des TIC dans le capital total.
  4. Prix des biens d’équipement TIC : le prix relatif des biens d’équipement TIC devrait chuter fortement. Etant donné que leur part dans le stock total de capital (qui comprend d’autres biens d’équipement tels que l’immobilier, les véhicules, etc.) est susceptible d’augmenter, l’évolution des prix des biens d’équipement devrait être fortement influencée par les prix des TIC.
  5. Intensité du capital : l’apport moyen de capital disponible par lieu de travail (ou par heure ouvrable) – ce qu’on appelle l’intensité du capital – devrait augmenter fortement.
  6. Rémunérations : une numérisation rapide devrait générer globalement une production plus économique, qui pourrait être répartie entre les facteurs de production du travail et du capital. Il est donc peu probable que les salaires diminuent en termes absolus, même si l’importance du capital TIC augmente fortement. Selon des hypothèses plausibles concernant la soi-disant élasticité de substitution entre le travail et le capital TIC, il est même probable que les salaires augmentent fortement en cas d’accélération de la numérisation, et de la croissance correspondante – mais dans une moindre mesure que les revenus du capital.

Ces indices sont-ils observables en Suisse ? Dans les chiffres de productivité, on cherche en vain les traces laissées par les robots – la «grande substitution» n’y a pas eu lieu. Cette impression est confortée par d’autres indicateurs économiques. Le tableau ci-dessous résume les caractéristiques d’une numérisation disruptive.

En résumé : jusqu’à présent, la numérisation a peu contribué au transfert des revenus du travail aux revenus du capital. Dans les comptes nationaux, il n’y a pas (encore ?) de signe annonciateur d’une numérisation disruptive.

L’économie suisse investit massivement dans les TIC depuis 1995. En 2013, les investissements dans les TIC ont représenté près de 4 % du PIB, un chiffre élevé par rapport aux normes internationales. Néanmoins, ces investissements, en Suisse comme ailleurs, ne se sont pas traduits par une hausse sensible de la productivité. La croissance de la productivité du travail et de la productivité multifactorielle a été modeste, en particulier par rapport aux périodes précédentes comme l’après-guerre (1950 – 1973). La disruption numérique, cependant, devrait inévitablement s’accompagner d’une forte augmentation de l’efficacité (et donc d’une productivité accrue).

En outre, il n’y a pas de réduction de la part des salaires dans le revenu total en Suisse. Cette part est même passée de 64,3 % à 68,2 % depuis 2008, soit un peu plus qu’avant le premier boom de l’Internet à la fin des années 1990. C’est d’autant plus remarquable que l’évolution en faveur des salaires s’est opérée dans une phase de hausse des prix de l’immobilier. Dans d’autres pays, le boom des prix de l’immobilier a contribué à un transfert en faveur du capital.

Vous trouverez des informations complémentaires dans notre publication «Quand les robots arrivent – Préparer le marché du travail à la numérisation».