Les révolutionnaires semblent avoir un faible pour Genève. Il y a plus de 450 ans, Jean Calvin s’est installé dans cette petite ville et a entrepris de restructurer radicalement l’ordre social catholique. Au mois de juin 2019, un certain David Marcus a annoncé qu’il baserait l’Association Libra à Genève ; il ne veut rien moins que renverser l’ordre monétaire mondial.

Marcus est à la tête d’une filiale de Facebook appelée Calibra. Avec son équipe, il a développé le concept de la nouvelle monnaie Libra et a conçu l’Association Libra. Outre le géant américain de la technologie, plusieurs autres sociétés sont impliquées dans le projet, notamment des sociétés bien connues telles que Visa, Vodafone et Uber. Libra n’existe encore que sur le papier. Mais rien que l’annonce de la nouvelle monnaie a déjà provoqué beaucoup de remous.

Bien sûr, les entreprises américaines actives dans la technologie sont réputées pour leurs annonces en grande pompe. Libra a elle aussi fait des promesses de salut qui relèvent clairement de la rhétorique des relations publiques américaines. Une grande partie du projet est tout à fait discutable d’un point de vue social, et Libra repose toujours sur des pieds d’argile. Mais une chose est claire : si Facebook & Co réussissent à faire décoller Libra malgré toutes les résistances et les obstacles, le monde financier ne s’en sortira pas indemne.

La raison est que le nouveau projet de devise combine intelligemment différentes composantes. Libra n’est pas seulement une interface de paiement pour les produits Facebook comme Whatsapp – à la manière de ce que Tencent a établi avec succès avec Wechat Pay en Chine. Libra n’est pas seulement une cryptomonnaie comme Bitcoin ou Ethereum. Et Libra n’est pas simplement une banque qui accepte de l’argent et offre des services de paiement à partir de ces fonds. Non, Libra est la combinaison de toutes ces composantes en quelque chose de nouveau.

1. Les différentes composantes de Libra

Au cours des dernières semaines, les commentateurs ont souvent examiné et décrit Libra d’un point de vue spécifique. Parfois, ce sont des experts de la théorie monétaire qui ont été mis à contribution, parfois des «cryptopionniers» et parfois même des avocats. Tous ces experts ont identifié des points importants, mais des analyses partielles ne peuvent rendre pleinement justice à la complexité du projet.

Pour saisir Libra dans son ensemble, il faut analyser l’interaction des différents éléments. Tel que le projet se présente actuellement, les cinq dimensions suivantes sont mises en avant :

  • Technologie. Sur la base de quelle technologie la nouvelle monnaie fonctionne-t-elle ?
  • Organisation. Comment la gouvernance (politique monétaire) de la nouvelle monnaie est-elle réglementée ?
  • Gestion des affaires. Quelle est la stratégie et le modèle d’affaires derrière Libra ?
  • Economie. Comment la nouvelle monnaie se positionne-t-elle du point de vue de la théorie monétaire ?
  • Politique et régulation. Comment Libra affecte-t-il le pouvoir existant et la structure réglementaire ?

La présente analyse montre que les créateurs de Libra ont délibérément fait des compromis dans certains domaines afin d’obtenir un avantage dans d’autres domaines. C’est particulièrement flagrant pour les dimensions commerciales, économiques et politiques, même si de nombreux experts se sont jusqu’à présent plutôt concentrés sur le conflit d’objectifs entre technologie et organisation décentralisée. Libra diffère grandement des monnaies cryptographiques existantes telles que Bitcoin ou Ethereum.

Pas une cryptomonnaie «classique»

Libra était surtout présenté dans les médias comme une nouvelle monnaie de la blockchain (voir encadré 1). Cela n’est que partiellement exact. Différents experts ont souligné que Libra n’est pas basé sur une structure de données en chaîne de blocs classique (Lopp 2019 ; Warski 2019). Cela a également été établi par le Livre blanc libra : «Contrairement aux blockchains précédentes, dans le cadre desquelles une blockchain est un ensemble de blocs de transactions, la blockchain Libra est une structure unique de données qui enregistre l’historique des transactions et des états au fil du temps» (Libra White Paper 2019).

Encadré 1

Qu’est-ce qu’une blockchain ?

Une blockchain est un registre électronique dont les transactions sont enregistrées chrono-logiquement et reliées en blocs de données. La technologie des registres distributés («Distri-buted Ledger Technology», DLT) permet à des acteurs indépendants de former un consen-sus sur le contenu du registre sans avoir à recourir à une instance centrale. Il existe diverses mécanismes de consensus qui garantissent l’intégrité du registre et empêchent que ce der-nier ne soit manipulé ou falsifié par des participants individuels (Anthamatten & Lago 2019).

Les prochains mois nous diront à quel point la nouvelle approche est sûre et réalisable. Un réseau de test avec le nouveau protocole est en cours d’exécution. De nombreux «cryptoenthousiastes» vont maintenant mettre Libra à l’épreuve. Sur le plan de la conception, il est important que Libra diffère de la monnaie basée sur la blockchain la plus connue, Bitcoin, sur deux points clés : la recherche du consensus et la gouvernance.

  • Au lieu d’un «minage» (preuve de travail, «Proof-of-work») à forte intensité de calcul et d’énergie, les transactions Libra sont d’abord vérifiées dans le cadre d’un processus démocratique entre participants fondateurs qui se déroule automatiquement en tâche de fond.
  • Lorsque des changements doivent être apportés au système, les processus de gouvernance correspondants sont enregistrés dans le protocole Libra : en plus des jetons («token») de monnaie, il existe aussi des jetons d’investissement que seuls les membres de l’Association Libra possèdent et avec lesquels certains droits de décision peuvent être exercés directement. (Die Libra Association 2019).

Les avantages d’un tel système en circuit fermé sont la réduction des coûts énergétiques et l’augmentation de la capacité. Dès le début, Libra devrait pouvoir traiter environ 1000 transactions par seconde – chez Bitcoin, il y en a actuellement sept à dix (Anthamatten & Lago 2019), pour environ 24 000 dans le réseau Visa (Tapscott & Tapscott 2016).

L’inconvénient de cette structure est que les utilisateurs de Libra doivent tous faire confiance aux membres de l’Association Libra. Contrairement à Bitcoin, Libra n’est ni résistant à la censure, ni ouvert –  il s’agit d’argent numérique privé, et non d’une cryptomonnaie «classique». Cependant, les créateurs de Libra promettent de passer d’un système fermé à un système ouvert et entièrement décentralisé d’ici cinq ans (Libra White Paper 2019).

L’objectif du système ouvert est de parvenir à un consensus basé sur la preuve d’enjeu («Proof-of-stake»). Les bonnes incitations ne seront pas assurées par l’utilisation d’énergie coûteuse, mais par l’utilisation monétaire dans la devise respective, en l’occurrence la Libra. La preuve d’enjeu pose de nombreux défis techniques et théoriques qui attendent toujours une solution. Même Ethereum, la deuxième plus grande cryptomonnaie au monde en termes de capitalisation boursière, tente depuis longtemps de passer à un algorithme de preuve d’enjeu, sans succès jusqu’ici[1].

Bien que tous les problèmes technologiques n’aient pas encore été résolus, Facebook & Co font preuve de l’esprit d’entreprise qui caractérise la Silicon Valley et vont tout simplement de l’avant. C’est ainsi qu’ils atteignent leurs objectifs, acquièrent de l’expérience et, dans le meilleur des cas, s’assurent une avance considérable. En retour, des compromis sont faits en matière de confiance, notamment du point de vue de la «cryptoindustrie».

La technologie seule ne garantit pas à Libra que la nouvelle monnaie sera gérée avec prudence. Libra tente de surmonter ce manque de confiance en attribuant les droits de décision à plusieurs entreprises qui sont organisées en association de droit suisse. Afin de garantir une certaine stabilité de la monnaie, Libra s’appuie également sur un autre principe bien connu pour bâtir la confiance dans la création de monnaie privée : la banque.

Une banque sans être une banque

L’association fondée par les membres de Libra n’est pas seulement un forum pour la gouvernance de la nouvelle monnaie, mais aussi un lien avec le monde physique. Dans un premier temps, la monnaie Libra sera couverte par des titres et des devises des Etats (Die Libra Reserve 2019). Le pool d’investissement s’appelle «réserve Libra» et est la composante bancaire de Libra. Même une banque traditionnelle détient, au niveau des actifs, différents avoirs afin de pouvoir offrir au passif des produits monétaires tels que les comptes de salaires. Les créateurs de Libra espèrent que cette structure apportera plus de stabilité au cours et plus de confiance dans la valeur de la Libra.

Certains ont souligné que Libra se heurtera comme une banque au problème des ruées bancaires à cause de la réserve Libra[2]. Ils ne voient pas assez loin, car Libra reprend certes certains éléments de la banque, mais pas tous. Ainsi, Libra ne poursuit pas une activité bancaire traditionnelle, c’est-à-dire qu’il fonctionne sans système de réserves fractionnaires. Il peut plutôt être comparé à du «narrow banking».

Le narrow banking est une proposition de réforme du système financier qui se présente sous diverses formes et qui s’est fait connaître après les paniques bancaires dévastatrices qui ont précédé la Grande Dépression des années 1930 (Pennacchi 2012). Dans la plupart des cas, les banques sont tenues de couvrir les comptes de paiement de leurs clients avec de la monnaie de banque centrale ou des obligations d’Etat – l’initiative «Monnaie pleine» était étroitement liée, dans l’esprit, au «narrow banking». Libra veut aussi garder ses réserves en obligations d’Etat sûres et en diverses devises mondiales, du moins dans un premier temps.

La comparaison avec le «narrow banking» n’est cependant que partiellement correcte, car contrairement aux comptes d’une «narrow bank», Libra est de jure une monnaie hors bilan[3]. Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Les documents publiés jusqu’à présent par Libra suggèrent qu’une unité de Libra n’est, pour M. et Mme Tout-le-Monde, ni un droit de valeur dans une entreprise ni une note de crédit. Pour eux, la valeur de la Libra découle du fait qu’elle soit acceptée pour paiement. Seuls les revendeurs autorisés prédéterminés ont droit aux titres et devises adossés de la réserve Libra. Etant donné que la Libra est fongible, c’est-à-dire qu’une unité de Libra, comme celle d’un franc suisse, ne peut être distinguée des autres, cette structure garantit dans une certaine mesure la liquidité et la stabilité de la valeur de la nouvelle monnaie.

Comme la Libra est une monnaie avec sa propre dénomination et ne garantit pas un taux de change fixe dans d’autres devises, elle ne peut rompre aucune promesse de change. La valeur externe est flexible et fluctuera en conséquence – mais en raison de la réserve Libra, elle ne fluctuera probablement que dans une marge relativement étroite. C’est une grande différence par rapport aux fonds de marché monétaire et aux comptes bancaires, où la promesse (implicite) est qu’ils peuvent toujours être convertis à la parité (un pour un) dans la devise dans laquelle ils sont dénommés. Ce n’est pas le cas de la Libra, qui n’est pas un «stable coin» ordinaire cherchant à représenter une devise existante sur un jeton chiffré.

Ce qui est intéressant dans ce contexte, c’est que les créateurs de Libra pourraient imaginer un jour séparer leur propre monnaie de la réserve. C’est ce que laisse présager le passage du Livre blanc suivant :

«[L’approche Libra] est similiaire à la manière dont d’autres devises ont été introduites par le passé : pour aider une devise à gagner la confiance des citoyens et à être adoptée de tous, les billets d’un pays étaient garantis en contrepartie d’actifs réels, tels que de l’or». (Libra White Paper 2019).

En fin de compte, Libra ne veut pas devenir une nouvelle banque globale, mais a l’ambition de devenir une nouvelle devise mondiale. Malgré les acteurs privés, le projet est donc très proche d’une banque centrale d’Etat comme celle de Singapour, qui couvre sa monnaie avec un panier de devises – dans le cas de Singapour, la composition de ce panier est tenue secrète afin de prévenir les attaques spéculatives sur la monnaie. Même si une ruée bancaire est exclue à cause de la structure de Libra, ce dernier n’est bien sûr pas sans risques. Après tout, l’histoire économique connaît non seulement de nombreux épisodes de crises bancaires, mais aussi de crises monétaires. Et il y a d’autres dangers qui guettent. Il n’est donc pas étonnant qu’un certain nombre d’organismes de réglementation aient déjà adopté une position critique.

La Banque des règlements internationaux (BRI), le Conseil de stabilité financière (CSF), le régulateur financier britannique FCA et la Banque d’Angleterre ont tous critiqué le lancement de Libra (Economist 2019, Financial Times 2019a). Ils craignent surtout pour la stabilité du système. Selon Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, celle-ci serait en danger en cas de succès de Libra. La revue «Economist» (2019) a calculé que si chaque titulaire de compte bancaire occidental redistribuait un dixième de ses économies à Libra, ce dernier pourrait peser plus de deux billions de dollars sur le marché des obligations. Cela aurait à son tour un impact sur les bilans des banques traditionnelles et pourrait avoir un effet sur leurs prêts – ou sur la stabilité du système financier en raison de leur peu de marge de fonds propres.

Une puissance économique à ne pas sous-estimer

En outre, les autorités réglementaires internationales se demandent si l’entrée sur le marché de grands groupes du secteur technologique comme Facebook peut entraver la concurrence dans le secteur financier. Dans un extrait déjà publié de son dernier rapport annuel, la BRI indique, par exemple, que les entreprises de ce domaine pourraient également créer des structures monopolistiques dans le secteur financier en utilisant la portée de leurs plateformes numériques pour réaliser rapidement des économies d’échelle. Cela pourrait isoler les concurrents du marché et leur en rendre l’accès plus difficile (BIS 2019).

La BRI s’attend à des effets négatifs sur la prospérité économique dans un tel cas de figure. La monopolisation permettrait une discrimination par les prix presque parfaite, ce qui permettrait aux créateurs de Libra d’écrémer au maximum la volonté des utilisateurs de payer pour une infrastructure de paiement. Par conséquent, selon Hyun Song Shin, responsable du département de recherche de la BRI, les aspects liés à la politique de concurrence doivent être considérés parallèlement aux questions traditionnelles de stabilité financière (Financial Times 2019a).

Le fait que les régulateurs agissent soudainement en tant que gardiens de la concurrence sur le marché financier le montre déjà : si Libra devait s’établir, cela aurait un impact sur les principaux acteurs du secteur financier. Aucune des banques traditionnelles ne fait partie des membres fondateurs de Libra. On ne sait pas très bien dans quelle mesure ce choix a été fait délibérément. Il est en revanche clair que le nouveau système de paiement numérique pourrait affecter les banques. Les sociétés du secteur technologique cherchent à occuper une interface client centrale qui peut être utilisée pour divers services financiers.

Dans un papier récemment publié sur Libra, l’Association fédérale des banques allemandes (Bundesverband deutscher Banken) dresse un tableau sombre pour les institutions financières établies. Selon le pendant allemand de l’Association suisse des banquiers, Libra pourrait faire perdre aux banques des informations sur leurs clients et accroître encore la pression de consolidation dans le secteur. Les auteurs voient un danger particulier à ce que Libra ait, comme les banques, accès aux comptes des banques centrales, parce qu’alors «l’avantage comparatif des banques disparaîtrait». Et d’ajouter à la toute fin de leur analyse : «Sans une devise numérique alternative soutenue par les banques et les Etats, la probabilité de succès de Libra est élevée» (Bundesverband deutscher Banken 2019: p.6).

Pour les institutions financières établies, le fait que les membres fondateurs apportent déjà une large base de clients et un «trésor de guerre» dans le projet devrait être une source d’inquiétude – les problèmes de concurrence de la BRI ne sont pas sans fondement. Les chiffres de Facebook, qui revendique la conduite du projet, sont à eux seuls impressionnants. La société américaine compte environ 2,4 milliards d’utilisateurs actifs dans le monde et une capitalisation boursière de plus de 550 milliards de dollars avec des ventes annuelles d’un peu moins de 17 milliards de dollars. A titre de comparaison, la grande banque suisse UBS, l’un des plus grands gestionnaires de fortune du monde, ne dispose «que» d’une capitalisation boursière de 47 milliards de dollars (voir tableau 1).

Les différents membres fondateurs apportent au projet non seulement des clients et des effets de réseau, mais aussi des compétences complémentaires. Les deux prestataires de services de paiement Visa et Mastercard ainsi que les sociétés de télécommunications Vodafone et Iliad sont des partenaires idéaux pour porter la nouvelle devise. Ces entreprises connaissent déjà l’identité de leurs clients et peuvent donc mettre en œuvre plus facilement les exigences réglementaires (notamment en termes de connaissance de clientèle («Know-your-customer») et de blanchiment d’argent).

Les deux compagnies de taxis Uber et Lyft, ainsi que la société de streaming Spotify et les plateformes de réservation de Booking Holdings offrent des services dans le monde entier, lesquels pourront être payés avec la nouvelle devise. Ces sociétés ont également plutôt intérêt à soutenir la nouvelle devise mondiale, avec leurs recettes et leurs dépenses dans différentes monnaies locales. Etant donné que les frais et les différences de taux de change sont élevés, il existe un potentiel d’économies considérable. Libra pourrait ainsi rapidement attirer de nouveaux utilisateurs de fournisseurs de services internationaux comme Uber ou Spotify.

Enfin, Facebook est également au cœur de l’adaptation de Libra. Dans les pays émergents et en développement en particulier, Facebook est un canal de commerce en ligne important pour les entreprises (Bloomberg 2018). C’est le même effet que celui d’Uber, Lyft et Spotify. Facebook Messenger procure une interface à n’importe qui, ce qui permet des paiements «peer-to-peer» similaires à Twint en Suisse et pourrait contribuer à une diffusion encore plus grande de Libra. En Chine, Tencent a déjà démontré avec brio la façon dont cela peut fonctionner.

Wechat de Tencents domine le marché chinois des applications de messagerie parce qu’elle combine les médias sociaux avec le commerce en ligne et les fonctionnalités de paiement (Financial Times 2016). La vie quotidienne en Chine se caractérise aujourd’hui par de nouvelles opportunités : lorsqu’on rencontre quelqu’un, il est d’usage de scanner son code QR Wechat., et tous ceux qui achètent des patates douces dans une échoppe de rue paient également avec Wechat. Même les mendiants sont entre-temps passés au nouveau mode de paiement et ont des étiquettes avec un code QR à portée de main. Les analystes supposent que Wechat a été un succès non seulement en raison de sa facilité d’utilisation et de ses fonctionnalités étendues, mais aussi parce que Wechat a pu s’appuyer sur de nombreux utilisateurs existants et que les effets de réseau sont entrés en jeu dès le départ. Cela pourrait être une indication du succès futur de Libra. En effet, Facebook, avec Whatsapp, domine le marché de la messagerie dans de nombreux pays. C’est pourquoi les effets de réseau sont également susceptibles de prendre effet dès le départ.

Il y a également une poignée d’organisations non gouvernementales à la base de Libra. Cela donne au projet une touche humanitaire et peut soutenir l’adaptation de la nouvelle devise dans les régions où de nombreuses personnes n’ont pas ou ont seulement un accès très coûteux aux services bancaires traditionnels. Le potentiel d’économies est particulièrement élevé pour les envois de fonds vers les pays en développement. Selon la Banque mondiale, le coût moyen mondial de l’envoi de 200 $ au premier trimestre de 2019 était de 7 % (Weltbank 2019).

Lorsque Libra a été lancé, la fourniture de services financiers moins chers pour les populations les plus pauvres du monde s’est affirmé comme une priorité élevée. Bien sûr, il y a un calcul marketing derrière tout cela, mais pas seulement. Cette approche est également susceptible d’être fondée sur des considérations stratégiques. Le marché des services de paiement est tout simplement moins mature dans les pays en développement. Cela simplifie l’entrée sur le marché et offre un énorme potentiel commercial à long terme.

Dans les pays développés comme la Suisse, la demande de Libra sera probablement relativement faible au départ. En effet, les services financiers fonctionnent parfaitement et personne n’attend une nouvelle monnaie. Néanmoins, les institutions financières ne doivent pas se bercer d’un faux sentiment de sécurité. Si une nouvelle monnaie purement numérique fait sa percée dans des niches individuelles ou dans les pays en développement, elle est en très bonne position pour prendre pied également dans les pays développés. A moyen terme, certains revenus de l’activité transfrontalière risquent d’être mis sous pression ; à long terme, les enjeux pourraient être encore plus importants pour les banques.

2. C’est une question de vue d’ensemble

Pour Facebook & Co, le développement de zones qui n’ont pas encore été desservies par les services bancaires n’est probablement que le premier acte. Le deuxième acte est le plus excitant, tant d’un point de vue économique que politique. La mise en place de Libra peut être comprise comme un pari sur l’effondrement de l’ordre financier établi. Sinon, pourquoi Facebook & Co auraient-ils décidé, tout en étant pleinement conscients des difficultés, d’une nouvelle devise avec sa propre dénomination ?

Cette caractéristique rend l’introduction de Libra beaucoup plus compliquée. Il aurait été plus facile de mettre sur le marché un «stable coin» en dollar ou en euro, car la valeur de ces deux monnaies est déjà ancrée dans l’esprit des gens. Il n’aurait pas été nécessaire de repenser en profondeur cette question dans les pays en développement comme dans les pays développés. L’exemple Wechat en Chine montre qu’une telle représentation numérique d’une monnaie nationale existante peut rapidement toucher une large masse.

Un départ ardu est d’ores et déjà programmé

Avec une devise ayant sa propre dénomination, il est nécessaire de surmonter de grands obstacles cognitifs. Les gens doivent renoncer au statu quo dont ils sont devenus friands, faire confiance à une nouvelle monnaie et adapter leur unité de mesure interne : payer un café avec 2,20 dollars en cryptojetons est intuitif, mais dépenser 3,45 Libra pour cela ? Un tel changement prend du temps et impose des exigences élevées à chaque nouvelle monnaie.

Libra doit d’abord gagner et ensuite maintenir la confiance des utilisateurs dans la valeur et la stabilité de la nouvelle monnaie – ce qui risque d’être difficile précisément parce que de nombreuses personnes ne font plus confiance à Facebook après les divers scandales de données. En outre, les nouveaux services de paiement doivent être moins coûteux ou plus faciles à utiliser pour qu’un changement intervienne en premier lieu. Par la suite, ces avantages doivent être utilisés pour gagner une masse critique de clients afin d’obtenir des effets de réseau.

Tout cela représente une tâche entrepreneuriale herculéenne. Mais si elle est accomplie avec succès, elle représentera un tournant : Libra aura fait le saut vers sa propre monnaie. Dans ce cas, Facebook & Co pourraient, à l’instar des banques centrales du XXe siècle, tenter de découpler progressivement la couverture de leur monnaie : dans le cas du dollar et du franc suisse, il s’agissait d’un abandon progressif des métaux précieux ; dans le cas de Libra, ce sera probablement d’abord le transfert des réserves Libra vers des catégories de placement plus rentables, voire une diminution progressive de cette réserve. Cela permettrait aux membres Libra de réaliser le plein bénéfice de la création monétaire (le seigneuriage) à l’avenir[4].

Mais ce qui serait encore plus bénéfique dans le cas d’une réallocation proactive de la réserve Libra serait que Facebook & Co se soient mis dans une bonne position pour la prochaine crise financière. Après tout, le système financier d’aujourd’hui, fondé sur les monnaies gouvernementales traditionnelles, est tout sauf sain. Les niveaux de la dette mondiale augmentent sans contrôle depuis des décennies, les bilans des banques centrales ont pris des dimensions auparavant considérées comme impensables, et les taux d’intérêt négatifs sont devenus la norme depuis longtemps (voir figure 1). Il n’est pas possible de prévoir sous quelle forme aura lieu la prochaine crise. Toutefois, le niveau élevé de la dette et la situation des banques centrales indiquent que la prochaine crise pourrait également exercer des pressions sur les devises établies. Cela pourrait représenter une opportunité pour une monnaie privée si cette dernière réussit à créer la confiance et à établir à l’avance une infrastructure de paiement efficace et stable.

Pour les projets en devise privée, il est essentiel de se concentrer sur la manière d’appréhender une éventuelle crise financière et sur le dynamisme des structures décisionnelles dans une situation comme celle de 2008. Comme les régulateurs internationaux le craignent déjà, les monnaies privées sont également susceptibles d’avoir un impact sur la stabilité du système existant. Selon l’importance que prendront les monnaies privées telles que la Libra dans les années à venir, elles pourraient provoquer ou accélérer une crise systémique. Il n’est donc pas étonnant que non seulement les régulateurs, mais aussi les politiciens soient devenus sensibles – même des semaines après l’annonce de Libra, la critique continue.

La politique comme observateur attentif

Les acteurs politiques gardent un œil vigilant sur le projet de monnaie de Facebook & Co (Bloomberg 2019). Certains craignent que Libra ne mette sous pression les banques d’importance systémique et ne restreigne sévèrement la marge de manœuvre des Etats en matière de politique monétaire. Les responsables de la politique financière aux Etats-Unis sont particulièrement critiques. Maxine Waters, présidente du Comité des finances du Sénat des Etats-Unis, accuse Libra de mettre en danger la sécurité nationale, de poser un risque pour la cybersécurité et de torpiller la protection des données.

Le fait que Facebook soit la figure de proue de Libra s’avère être un lourd fardeau dans l’arène politique. Sherrod Brown, un démocrate de la Commission bancaire du Sénat américain, a déclaré que la richesse et le pouvoir étaient apparemment monté à la tête de Facebook (Handelsblatt 2019). De nombreux politiciens s’inquiètent actuellement de la protection des données. Facebook a déjà piétiné à plusieurs reprises la protection des données de ses utilisateurs, c’est pourquoi on peut s’attendre à ce que Libra commette également des violations flagrantes de la protection des données : telle est la teneur de leur crainte (Bloomberg 2019).

Des voix critiques se font également entendre en Europe, par exemple celle de l’eurodéputé allemand Markus Ferber (Bloomberg 2019). Il prédit que Facebook pourrait devenir une banque fictive qui contourne la réglementation. Le ministre français des finances Bruno Le Maire s’inquiète quant à lui des monnaies nationales et veut empêcher la Libra de concurrencer l’euro ou le dollar. Il appelle donc les banques centrales du monde entier à examiner si la nouvelle monnaie Facebook pourrait être une passerelle possible pour le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (Bloomberg 2019). Facebook a déjà annoncé qu’il avait une solution technologique dans sa manche pour le problème de l’anonymité de sa plate-forme blockchain et que les identités pourraient être vérifiées (CNN 2019). Toutefois, ces exigences réglementaires sont en contradiction avec les exigences – également requises par les organismes de réglementation – d’une meilleure protection de la vie privée[5].

Outre la protection des données et la stabilité du système, les gouvernements européens et des Etats-Unis ont également des intérêts concrets en jeu. Si Libra venait à devenir un succès et que sa politique de réserve abandonnait de plus en plus les monnaies traditionnelles, cela pourrait réduire considérablement les gains de création monétaire des pays. Les montants ne sont pas négligeables : en Suisse, la Banque nationale suisse (BNS) distribue actuellement un milliard de francs par an à la Confédération et aux cantons.

Le dollar étant toujours la monnaie de réserve mondiale, le seigneuriage est particulièrement important aux Etats-Unis – le ministre français des Finances Valéry Giscard d’Estaing parlait même d’un «privilège exorbitant» dans les années 1960. Pas étonnant que l’actuel président américain Donald Trump ait récemment souligné la suprématie internationale du dollar et expliqué qu’il n’y a qu’une seule bonne monnaie aux Etats-Unis (Trump 2019).

3. L’importance de Libra pour la Suisse

La Suisse joue également un rôle dans toute l’excitation qui entoure Libra. L’Association Libra est une association suisse basée à Genève. C’est en soi extrêmement gratifiant pour la Suisse. Le pays peut ainsi se positionner une fois de plus comme un site progressiste et favorable à la technologie. Mais cela permet également à la Suisse d’attirer l’attention internationale, puisque la décision de Libra de s’implanter en terre helvétique a déjà conduit certains politiciens aux Etats-Unis à faire des remarques cyniques[6].

Les Etats-Unis et l’UE ont actuellement suffisamment de possibilités de faire obstacle à Libra[7]. Mais il n’est pas certain que ces moyens puissent réellement arrêter l’ensemble du projet. Il est tout à fait possible que les gouvernements occidentaux ne fassent qu’empêcher Libra d’être disponible dans leur pays au début. Toutefois, cela n’éliminerait pas les risques à long terme pour le secteur financier établi. Il n’est donc pas possible de savoir si la Suisse, en tant qu’Etat de résidence de l’Association Libra, subira des pressions politiques.

La Finma est impliquée

Bien avant les politiciens suisses, ce sont toutefois les régulateurs suisses qui seront en première ligne. L’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma) est déjà en contact avec les responsables de Libra. Toutefois, comme il est d’usage, la Finma ne fait pas de commentaires publics sur les fournisseurs individuels ou les procédures d’approbation. David Marcus, responsable de Calibra, a confirmé lors d’une audition devant la Commission bancaire du Sénat américain que l’Association Libra doit être réglementée en Suisse et supervisée par la Finma (Marcus 2019). Marcus est susceptible de demander à la Finma une «lettre de non-intervention». Une telle «carte blanche» n’est pas nécessaire, mais offre une certaine sécurité juridique, c’est pourquoi de nombreux acteurs de la «cryptoindustrie» ont choisi cette voie dans un passé récent.

La Finma devra juger à la fois l’Association Libra et le jeton Libra. Si, du point de vue de la théorie monétaire, il s’agit d’une monnaie dont le change est flottant et le panier de devises contrôlé, du point de vue de la réglementation, cela soulève des questions juridiques difficiles. Puisque Libra est une dénomination à part entière qui n’est pas en relation fixe avec d’autres devises, la devise serait en fait considérée comme un jeton de paiement selon la classification Finma[8]. Cependant, une unité de Libra représente également une créance (indirecte) sur un panier de devises et pourrait donc également être classée comme un dérivé en devises étrangères.

Dans ce contexte, il est intéressant de voir comment la Finma classe la relation entre les revendeurs agréés et l’Association Libra. Selon les documents de Libra, il est apparemment prévu que seuls ces revendeurs interagissent directement avec la réserve Libra – les revendeurs autorisés rappellent les «primary dealers» aux Etats-Unis, ces institutions financières qui ont un accès privilégié à la Fed. Ainsi, alors qu’une unité de Libra est un jeton de paiement sans droits exécutoires pour M. et Mme Tout-le-Monde, cette même unité de Libra est un droit encore non défini à une part de la réserve Libra pour les revendeurs autorisés. Il est probable que ce conflit juridique continuera d’occuper la Finma pendant un certain temps encore.

Scénarios sur Libra et la BNS

Libra est également un défi pour la BNS – du moins si le projet est couronné de succès. Si un jour la réserve Libra souhaite également détenir des francs suisses, un nouvel acteur important apparaîtra soudain sur le marché des changes pour la BNS. En cas de succès, la réserve Libra pourrait rapidement peser plusieurs centaines de milliards de dollars. A titre de comparaison, Bitcoin a déjà une capitalisation boursière d’environ 200 milliards de dollars (Coindesk 2019b). Comme Benoît Cœuré, membre du directoire de la Banque centrale européenne, l’a récemment expliqué pour Libra, de tels projets de monnaie privée pourraient également influencer les mécanismes de transmission de la politique monétaire (Financial Times 2019b).

Selon la manière dont Libra détiendra (ou non) des francs suisse comme monnaie de réserve, la BNS pourrait bénéficier d’un seigneuriage plus élevé. D’une certaine manière, Libra numériserait et internationaliserait la monnaie suisse, ce qui conduirait à une plus grande distribution et donc à des gains de création monétaire plus importants. Dans le même temps, la pression sur la BNS devrait augmenter en situation de crise. Le caractère numérique de Libra pourrait probablement faciliter les mouvements de fuite vers la nouvelle monnaie, ce qui pourrait nuire à la stabilité et à la capacité de prêt du secteur bancaire traditionnel et, selon la politique des réserves, entraîner une augmentation rapide de la demande de francs suisses.

Les défis pour la BNS seraient d’autant plus grands si d’autres monnaies privées suivaient l’exemple de Libra – on se demande déjà si Google, Microsoft, Apple ou Amazon prévoient un projet similaire. De nombreux nouveaux acteurs sur le marché des changes seront alors tentés de déposer leurs nouvelles devises en francs suisses. Il y a de bonnes chances que la stabilité du franc suisse soit attrayante et conduise à une forte pondération dans le panier de devises. Comme la majorité de Libra et de ses imitateurs sont achetés en devises étrangères, cela augmenterait encore la pression à la hausse sur le franc. La BNS n’aurait probablement d’autre choix que de différencier davantage ou d’augmenter les taux d’intérêt négatifs, ce qui aurait toutefois des effets secondaires considérables sur l’économie suisse (par exemple, la surchauffe du marché immobilier).

4. Un regard vers l’avenir

Plus de dix ans se sont écoulés depuis le lancement de Bitcoin. Moquée par certains esprits technologiques confus, cette expérience de monnaie impertinente prouve toujours plus qu’une vague d’innovation s’est mise en branle et se poursuit encore. Inspiré par Bitcoin & Co, Libra n’est probablement que le premier projet qui a le potentiel d’influencer la structure monétaire mondiale avec le soutien de puissantes sociétés en arrière-plan. Les acteurs établis sur le marché financier voient à juste titre les nouvelles monnaies comme un défi.

Il est donc fort probable que les politiciens bloquent Libra dans les mois à venir. De nombreuses réactions des régulateurs et des représentants de la population indiquent que le nouveau projet aura au moins un démarrage difficile. Toutefois, on ne sait pas si cela suffira à remettre le génie dans la bouteille. D’une part, Libra, même si elle n’était lancée que dans certaines régions, pourrait à terme devenir une devise utilisée dans le monde entier. D’autre part, le projet monétaire de groupes bien connus du secteur technologique risque de rendre de plus en plus difficile la prévention de telles initiatives technologiques dans le secteur financier.

Un défi pour le secteur financier établi

Comme Calvin n’a pas été le seul réformateur, Libra n’est lui aussi qu’un projet d’infrastructure financière parmi tant d’autres. Personne ne peut prédire aujourd’hui sous quelle forme la réforme du système financier se manifestera. En plus des monnaies numériques privées telles que Libra, les monnaies cryptographiques classiques pourraient également gagner en importance. Des projets tels qu’Ethereum, Tezos, Neo, Eos, Dfinity ou Cardano travaillent sous haute pression pour résoudre les problèmes de faible scalabilité et de forte consommation d’énergie connus par Bitcoin.

En principe, une distinction doit être faite entre la monnaie et l’infrastructure pour tous ces projets. Selon les connaissances actuelles, ces deux concepts coïncident chez Libra. Bien que la nouvelle infrastructure Libra permette une certaine programmabilité des flux monétaires (mot-clé : contrats intelligents), il semble que le réseau soit actuellement exclusivement orienté vers la monnaie Libra. Ce n’est pas le cas des autres infrastructures décentralisées. Par exemple, des devises privées ou d’Etat peuvent être émises sur l’infrastructure Ethereum, qui peuvent ensuite être échangées au niveau mondial dans le réseau.

Qu’une monnaie privée soit émise sur sa propre infrastructure ou sur une infrastructure tierce n’est pas sans importance d’un point de vue économique. Mais la question de savoir si une monnaie privée s’avère stable et si l’infrastructure sous-jacente est efficace est beaucoup plus importante. Si tel est le cas, elle sera en mesure de contester les institutions financières établies. Le véritable défi concerne moins les banques centrales, qui pourraient émettre directement de la monnaie numérique, que les banques traditionnelles, qui jouent aujourd’hui un rôle central dans les opérations de paiement en raison de leur accès exclusif à la monnaie centrale numérique. Cette position privilégiée devrait être remise en question. Dès qu’une nouvelle infrastructure de paiement s’avérera plus efficace, le système de paiement traditionnel des banques pourrait être mis sous pression.

La concurrence pour la meilleure infrastructure de paiement est susceptible d’affecter en fin de compte le comportement des différentes fonctions monétaires. En théorie économique, la monnaie a une fonction de moyen de paiement, de réserve de valeur et d’unité de mesure. Si de nouvelles monnaies privées étaient devenues un moyen plus efficace de régler les transactions, les monnaies traditionnelles pourraient perdre de plus en plus leur fonction de moyen de paiement.

Ce scénario peut sembler tiré par les cheveux aujourd’hui. Mais à l’avenir, il est probable qu’un plus grand nombre de paiements provenant de machines seront déclenchés. Les automobiles qui paient automatiquement pour l’utilisation de la route ou les émissions de gaz d’échappement en sont un exemple. Avec de tels paiements, les algorithmes peuvent exécuter les options de traitement idéales de la transaction en arrière-plan. Pour les machines, il est facile de calculer avec plusieurs devises et de comparer les coûts de transaction correspondants : l’obstacle cognitif d’un système de paiement avec sa propre monnaie est plus faible dans un monde de «l’internet des objets» qu’il ne l’était auparavant.

Dans certaines situations, de nouvelles devises pourraient ainsi assumer la fonction monétaire comme moyen de paiement. En tant qu’unité de mesure pour les citoyens, les monnaies d’Etat telles que le franc suisse conserveront probablement leur rôle important, simplement parce que les impôts et les taxes d’Etat continueront probablement à être prélevés dans la devises nationale. Il y a là un fort effet de réseau, puisque plusieurs pays occidentaux ont maintenant atteint des quote-parts fiscales de l’Etat d’environ 50 %.

Peut-être que les monnaies d’Etat défendront aussi leur fonction de réserve de valeur –  «peut-être», parce que c’est précisément la fonction de la monnaie comme réserve de valeur qui pourrait perdre de son importance dans un monde de plus en plus numérisé. Si les nouvelles infrastructures conduisent effectivement à des coûts de transaction massivement inférieurs, une plus petite partie des actifs sera probablement détenue en argent qu’aujourd’hui. Après tout, en cas de besoin de liquidités, les actifs peuvent être vendus à tout moment, automatiquement et à faible coût. Dans le même temps, les actifs non monétaires ont l’avantage d’offrir un rendement généralement positif. Du point de vue de la théorie économique, l’économie ressemblerait alors de plus en plus à des modèles néoclassiques : l’argent deviendrait une liquidité neutre.

Donner un coup de main à la libéralisation plutôt qu’à la «Libralisation»

D’un point de vue libéral, il convient de se féliciter de l’intensification de la concurrence monétaire et du marché des infrastructures de paiement décrits ci-dessus. Le système financier actuel, avec son cadre réglementaire colossal et ses garanties d’Etat (implicites), n’a plus grand-chose en commun avec un marché, d’où le coût élevé de certains services. La numérisation et la décentralisation ont le potentiel de renforcer les forces concurrentielles dynamiques sur le marché financier – ce qui bénéficierait à tous.

En même temps, un projet tel que Libra, avec le soutien de groupes puissants du secteur technologique, comporte aussi des risques. Outre les aspects liés au droit de la concurrence, il s’agit en l’occurrence de problèmes de protection des données et de l’émergence de risques systémiques. Dans le domaine du droit de la concurrence et de la protection des données, les développements actuels représentent une occasion bienvenue de mettre un terme aux anciennes pratiques et de formuler des lois d’une manière encore plus neutre sur le plan technologique. En revanche, dans le domaine des risques systémiques, davantage de travail sera probablement nécessaire.

La réglementation actuelle des risques systémiques est trop axée sur les différentes catégories d’institutions financières[9]. Au cours des dernières décennies, cette approche s’est déjà révélée inadéquate – à l’aube de la crise financière de 2008, par exemple, d’énormes risques systémiques se sont accumulés malgré une réglementation importante. Etant donné que les nouvelles infrastructures de paiement et les monnaies privées risquent de forcer la désintermédiation des anciennes chaînes de valeur dans le secteur financier, elles accentueront probablement aussi les problèmes de l’approche institutionnelle précédente.

Ces défis ne doivent pas être ignorés, mais ne doivent en aucun cas conduire à une politique de blocage des nouvelles technologies financières. De la même manière que les banques centrales doivent s’adapter soigneusement aux nouvelles circonstances, de nouvelles voies doivent également être empruntées dans la régulation des risques systémiques. Le lancement de Libra doit être considéré comme un signal d’alarme. Le contexte actuel ne parle pas en faveur de Libra, mais même si le projet devait se «crasher», il prouve que le changement numérique ne peut plus être stoppé dans le secteur financier. C’est une bonne chose, car les nouvelles technologies permettent un traitement plus efficace des transactions, ce qui amènera plus de prospérité. La Suisse en particulier, en tant que petite économie ouverte dotée d’une grande expertise financière, a tout intérêt à accueillir à bras ouverts les changements à venir. Ce n’est qu’ainsi qu’elle pourra façonner le changement à sa manière.

[1] Voir par exemple Partz (2019).
[2] Dans le cas d’une ruée bancaire, les investisseurs (clients) prennent d’assaut leur banque parce qu’ils veulent retirer leurs dépôts le plus rapidement possible car ils craignent l’insolvabilité de leur banque. Etant donné qu’une banque ne dispose que d’une fraction de ses actifs sous forme de liquidités physiques et que la majorité est investie dans des actifs à plus long terme, une ruée bancaires peut conduire à l’insolvabilité de la banque (prophétie autoréalisatrice). Si plusieurs banques sont touchées en même temps, la stabilité du système de l’ensemble du secteur financier est en danger et on parle de panique bancaire.
[3]De facto, la réserve Libra est un équilibre adossé à la valeur intrinsèque des jetons. Mais les détenteurs individuels de jetons n’ont aucun droit légal sur les investissements dans la réserve Libra (voir plus loin).
[4]Une partie de ce profit tombe d’emblée pour Libra, parce qu’un jeton Libra ne rapporte pas d’intérêt. Ce sont les titres de la réserve Libra qui en rapportent. Dans l’environnement actuel où les taux d’intérêt sont nuls et négatifs, une perte pourrait même se produire, à moins que les détenteurs de Libra ne paient une commission de liquidité, ce qui ne risque pas d’arriver pour des raisons de marketing.
[5] La capacité de Libra à garantir la protection des données par des moyens technologiques tout en se conformant aux exigences réglementaires, par exemple via la preuve à divulgation nulle de connaissance («Zero Knowledge Proof»), demeure incertaine (Anthamatten & Lago 2019).
[6]Par exemple, le sénateur Sherrod Brown, member de la Commission bancaire, a tweeté récemment : «Facebook is already too big and too powerful, and it has used that power to exploit users’ data without protecting their privacy. We cannot allow Facebook to run a risky new cryptocurrency out of a Swiss bank account without oversight» (Re-cité de NZZ 2019).
[7]Sur la lutte contre le blanchiment d’argent, par exemple, comme l’a déjà indiqué Jérôme Powell, président de la Fed (Cointelegraph 2019). Ou encore sur l’application des règles de protection des données, comme le suggèrent les sénateurs de la Commission bancaire dans leur lettre ouverte à Facebook (coindesk 2019a). D’autres réserves sont envisageables quant à l’éventualité d’un contournement des sanctions (mot-clé : Iran) ou de l’application des règles sur les valeurs mobilières au nouveau jeton à travers la Securities and Exchange Commission (SEC).
[8]Pour les différentes catégories, se référer à la fiche Finma sur l’Initial Coin Offering (Finma 2018).
[9]Voir par exemple Acharya (2012).

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